Un plan bacon
– Non mais tu as vu cette histoire ?
– Euh, sans doute.
– Mais si, en Colombie, là. Les hippopotames de l’ancien zoo privé de Pablo Escobar qui sont dans la nature, du coup les autorités ne savent pas trop quoi en faire.
– Effectivement, ça ne m’a pas échappé.
– Non mais vraiment, des hippopotames dans son jardin… Il était pas net ce type.
– Je suis content qu’il te faille cette anecdote pour t’en rendre compte. Cela dit, c’est sans doute une histoire qui aurait amusé Frederik Burnham.
– Alors lui pour le coup je ne le connais pas. Trafiquant de drogue ?
– Ah non, pas du tout. Même s’il avait des projets d’import assez singuliers.
– Bon alors il faisait quoi dans la vie ?
– Il faisait…de la reconnaissance. Frederik Russell Burnham a été pas mal de choses, mais il s’est avant tout fait connaître comme un éclaireur. Un pisteur. Un homme des bois, des plaines, de la brousse.
– C’était un rôdeur quoi.
– C’est ça, il a tellement bien représenté ce que les anglophones appellent un scout qu’il fut un des principaux modèles de l’organisation de jeunesse américaine du même nom.
– Oui alors les scouts américains, on commence à faire des feux de camps, et on finit par trafiquer des matériaux radioactifs.
– Faut pas généraliser. Burnham est né en 1861 au Minnesota, et il est du genre à aimer le grand air.
On ne vas pas se mentir, le confinement c’est pas son truc.
A peine ado, il bosse notamment comme coursier à cheval pour la Western Union. A 14 ans, il se tire de sa famille, en canoë, pour aller au Texas et devenir éclaireur/pisteur. Et aussi apprendre à manier un flingue, au sens tirer comme réaliser des tours d’adresse divers. Il s’essaie aussi comme chercheur d’or.
– Une formation d’aventurier/bourlingueur.
– Exactement, c’est « l’homme de l’extérieur ». A côté de cela, il a depuis son enfance un grand attrait pour l’Afrique. Jeune homme, il est sincèrement convaincu par les discours occidentaux sur la mission de civilisation de l’Afrique qui incombe naturellement aux nations « civilisées » européennes, notamment de la part du premier ministre de la colonie du Cap. C’est ainsi qu’en 1893, il part pour le Cap, afin de devenir éclaireur et soldat pour la colonie, qui est en conflit avec ses voisins. Sans entrer dans les détails de ses aventures militaires sur place, il connaît notamment un siège, pendant lequel toute la ville dans laquelle lui et sa famille se sont retranchés est affamée. Sa fille ne s’en remet pas, et il en gardera toujours une sensibilité particulière à la question de la nourriture de la population, comme on le verra. Bon, après il mène tout seul une expédition en territoire ennemi pour aller assassiner le chef religieux de la tribu qui menait le siège. Parce que c’est un vrai dur.
Ici avec sa moustache de guerre.
Après cet épisode, il repart chercher de l’or en Alaska, sans grand succès. Puis en 1900 il est personnellement recruté, sur la base de sa réputation, comme chef des éclaireurs par le commandant militaire britannique en Afrique du Sud, en pleine deuxième guerre des Boers. A la suite de quoi il est décoré par le roi Edouard VII, et est invité à diner avec la reine Victoria.
– J’ai compris que ce n’était pas un guignol.
– Pas vraiment non. En 1905, il est de retour en Californie. Et là, il est utile de faire un point sur la situation alimentaire du pays.
– Les Etats-Unis ?
– Oui. Au début du 20ème siècle, ils se posent une question : la question de la viande.
– Ils veulent devenir végétariens ?
– Pas vraiment, non. Au contraire. Le pays connaît à l’époque une relative pénurie de viande. Les prix du bétail se sont envolés, suite à la surexploitation des pâturages. De nombreuses pâtures ont en effet été surexploitées, et sont inutilisables pour quelques temps. Par ailleurs, il n’y a plus aux Etats-Unis de « frontière », c’est-à-dire que tout le territoire continental a été conquis. Dans le même temps, les centres urbains se développent, d’autant que les Etats-Unis accueillent alors une immigration importante. Il faut bien nourrir tout ce monde-là. Il y a de plus en plus de gens à nourrir, alors que le nombre de têtes de bétail est en baisse, de l’ordre d’un million de vaches en moins par an. Tandis que certains imaginent de nouveaux régimes, des idées comme celle de manger des chiens commencent à circuler, parce que l’incapacité de l’industrie agroalimentaire américaine à répondre à la demande constitue un facteur d’inquiétude.
– Si les Américains n’ont plus à manger, l’heure est grave.
– Entre nous l’heure est grave à peu près partout quand on n’a plus à manger. Toujours est-il qu’il est nécessaire de produire plus de viande, et que dans cette perspective, idéalement, ce serait bien de pouvoir le faire dans les zones considérées comme non fertiles du territoire, typiquement les marais et zones humides du sud.
– D’accord. Mais quel est le rapport avec Burnham ?
– Eh bien en 1905, il a une idée : pourquoi ne pas introduire en Amérique du gibier africain ? Burnham souligne que les Etats-Unis ne mangent essentiellement que quatre types d’animaux (bovins, ovins, porcs, volaille), qui sont venus d’Europe. Ce qui ne lui semble pas spécialement logique, au sens où il n’y a pas de raison de se limiter à eux.
– C’est vrai que rien n’empêche d’aller chercher ailleurs.
– N’est-ce pas ? En outre, Burnham remarque que quelques années plus tôt, des élevages d’autruches ont été introduits aux Etats-Unis, avec succès. De la même façon, des rennes russes ont été implantés en Alaska. De son point de vue, ce ne serait pas plus bête d’amener des antilopes dans les grandes plaines.
– Il veut des antilopes ?
– Entre autres. Burnham propose de faire venir aux Etats-Unis une trentaine d’espèces africaines. Diverses gazelles et antilopes, mais aussi, par exemple, des girafes.
« Et manger des patates, non ? »
– Et alors, il est entendu ?
– Un peu, oui. Sa proposition arrive notamment aux oreilles d’un certain Gifford Pinchot.
– Je crains de ne pas le connaître.
– Il travaille pour le gouvernement fédéral, et est en charge des réserves. Pas celle pour les Indiens, plutôt des réserves foncières, des zones protégées de toute forme d’exploitation. Il voudrait les étendre, et il se dit que s’en servir pour accueillir et acclimater des espèces animales africaines serait un bon argument pour cela. Il pousse donc la proposition de Burnham. Grâce à cet appui, Burnham peut rencontrer le président, Theodore Roosevelt. Qui aime bien l’idée, et la soutient.
Comme une forme d’affinité entre eux.
Grâce à cet appui, Burnham récolte 50 000 dollars pour financer une première opération. Malheureusement, la proposition est descendue par des opposants à Roosevelt. L’idée d’introduire des espèces à viande africaines aux Etats-Unis échoue. Pour l’instant.
– Ca n’est pas définitif ?
– Oh non. Mais avant de continuer, il est nécessaire de parler de tout autre chose.
– A savoir ?
– L’Exposition mondiale du coton et de l’industrie de la Nouvelle Orléans, également connue l’Exposition internationale, de 1884.
– Quel est le rapport ?
– La délégation japonaise.
– Je ne comprends pas.
– L’Exposition internationale de la Nouvelle Orléans est…bon, c’est assez explicite, une exposition internationale. En guise de cadeau, la délégation nippone offre aux hôtes une jolie fleur de chez elle, la jacinthe d’eau.
« Konichiwa. »
La jacinthe d’eau, comme son nom l’indique, est une plante aquatique. Par ailleurs, elle est fort jolie, mais également très prolifique. Envahissante, même. Autrement dit, à partir de son introduction à la Nouvelle Orléans en 1884, elle a vite fait de coloniser les cours d’eau du sud des Etats-Unis.
« Jolie rivière. On va la prendre. »
La jacinthe s’étend rapidement, y compris dans le Mississippi. Et elle pose un vrai problème, parce qu’elle encombre les cours d’eau, pompe l’oxygène de la flotte, et étouffe de ce fait de nombreux poissons. La pêche locale en prend un coup.
– Ah oui, c’est embêtant.
– Surtout qu’il est difficile d’y faire quelque chose. Des actions sont menées par le ministère de la Guerre, mais avec un bilan mitigé. Globalement, le sud a un problème de jacinthe d’eau.
– C’est bien dommage pour eux, mais je ne vois pas le rapport avec ce qui précède.
– Le rapport c’est Robert Broussard, représentant de la Louisiane au Congrès. En tant que tel, il a ce problème d’espèce invasive, et il va devenir un soutien du projet de Burnham pour cette raison.
– Mais qu’est-ce que ça a à avoir avec les girafes ?
– Les girafes ? Rien. Mais Burnham n’abandonne pas son idée, et continue à promouvoir l’importation aux Etats-Unis d’espèces à viande. En 1910, il publie un article à ce sujet, qui paraît dans un magazine de New York. Broussard en a vent, et il se dit qu’il a la solution à son problème végétal.
– Quelle solution, enfin ?!
– Les hippopotames. Réfléchis, parmi tous les animaux que Burnham propose comme ça de mettre au menu, il n’allait pas passer à côté du troisième plus gros mammifère terrestre, qui n’est pas particulièrement maigre. L’hippopotame répond parfaitement aux besoins du projet : chaque bête représente des quintaux voire des tonnes de viande, et ça vit précisément dans les zones humides qui ne produisent pas de nourriture.
– Et du point de vue de Broussard ?
– Un hippo avale en moyenne une centaine de kilos de végétation diverse par jour. Végétation qui peut tout à fait être des jacinthes d’eau. Imagine donc, on colle des troupeaux d’hippos dans le bayou, ils nettoient les jacinthes, et fournissent de la viande en quantité. Gagnant-gagnant.
– Accessoirement, il s’agirait de lutter contre une espèce importée avec une autre espèce importée. Ce genre de plan…
– Foire en général de façon spectaculaire, mais c’est une leçon qu’on n’avait pas encore bien apprise à l’époque. Avec le soutien de Broussard, Burnham est invité à présenter son idée devant la Commission de l’Agriculture de la Chambre des représentants. Il gagne l’appui d’un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, William Irwin, qui lui-même milite depuis plusieurs années pour que nous abandonnions tous les œufs de poules au profit de ceux des dindes, plus, gros, plus nourrissants, et qui se conservent mieux. Irwin réfléchit par ailleurs depuis un moment sur le problème de la production de viande, et voit dans le projet de Burnham une solution.
– Ok, qu’est-ce qu’on attend ?
« Ca va, rien ne presse. »
– Broussard dépose au Congrès une proposition de loi afin d’allouer la somme de 250 000 dollars à l’importation de troupeaux d’hippopotames dans le pays. Pendant ce temps, Burnham et Irwin font campagne dans la presse pour promouvoir cette idée. En plus des arguments exposés plus haut (il faut de la viande, c’est pas plus idiot que manger autre chose, on a bien introduit des autruches), Irwin confirme que les bêtes n’auront aucune difficulté à s’acclimater dans le sud du pays. Des troupeaux en pâture libre dans les bayous de Louisiane, de Floride, et du Mississippi pourraient facilement représenter plusieurs millions de tonnes de viande par an. Broussard insiste pour dire qu’il n’y a aucune raison de se moquer de cette idée, et Burnham explique que l’hippo, c’est bon.
– Ah oui ?
– Absolument. Le New York Times écrit des articles plutôt enthousiastes, et parle de « bacon lacustre ». Le Washington Post explique que ce n’est qu’une question d’années avant que de grandes quantités d’hippopotames viennent d’Afrique aux Etats-Unis. Il ajoute : « Des idées qui peuvent paraître initialement saugrenues et chimériques seront vues comme logiques et prosaïques par la suite. Si nous avons appris à manger des huitres ou des crabes, pourquoi ne pas adopter l’idée de manger des hippos ? »
– Dit comme ça…
– Quant au Chicago Tribune, il explique qu’il faudra des abattoirs et ateliers de traitement de la viande intermédiaires entre le sud et les usines agroalimentaires de Chicago, ce qui viendra réduire le monopole de ces dernières sur la production de viande du pays, ce qui serait une bonne chose.
– Ok, donc en gros tout le monde veut vraiment mettre des hippos dans le Mississippi.
– L’idée gagne en visibilité et popularité. Au printemps 1910, Broussard et Burnham fondent la New Food Supply Society, la Société des Nouveaux Approvisionnements en Nourriture. De son côté, Irwin donne des interviews dans lesquelles il explique qu’il attend avec impatience de voir en Amérique non seulement des troupeaux d’hippopotames dans les zones humides du sud, mais aussi des rhinocéros dans les zones désertiques, et des girafes.
« On avait dit des hippopotames. »
Malheureusement, l’agenda parlementaire ne permet pas d’examiner la proposition de Broussard pendant l’année. Pas grave, il la redépose en 1911, pendant que Burnham doit aller prendre des contacts et faire des préparatifs en Afrique. Seulement il est empêché par la révolution mexicaine.
– Pardon ?
– Il a des intérêts dans des mines et exploitations agricoles au Mexique, donc ça le retient. Le retour de la proposition au Congrès est reporté, et encore l’année suivante. Irwin meurt, mais des articles qu’il avait écrits continuent à paraître jusqu’en 1914. Il recommande plutôt d’opter pour des hippopotames nains, et continue à vanter l’œuf de dinde. Au final, le nouveau dépôt de la proposition de Broussard est repoussé jusqu’en 1914. Puis la guerre est déclarée, ce qui perturbe un peu les choses même si elle ne concerne pas immédiatement les Etats-Unis. Et Broussard meurt en 1918.
– Zut, encore raté.
– D’autant que pendant ce temps, d’autres voix se sont fait entendre au ministère de l’Agriculture, qui préconisent plutôt d’en rester aux espèces animales classiques, parce que les Américains ont l’habitude de manger du bœuf, mais de transformer des zones humides en plaines pour y installer des élevages.
– Je ne dis pas que c’est bien d’assécher des zones humides, mais entre ça et importer une espèce…
– Ca paraît moins compliqué. Quant à l’engouement pour l’idée de manger de l’hippopotame, il est passé en quelques années. Au final, l’agriculture américaine a plutôt développé des moyens de produire plus, plus densément, pour répondre à la demande.
– Mais entre nous, c’était crédible ?
– D’acclimater des hippopotames dans le sud des Etats-Unis, sans doute. Par ailleurs, ils auraient certainement pu se goinfrer de jacinthes d’eau. Et de fait, il y a de quoi manger sur un hippo, même si je n’ai aucune idée de la saveur de la chose. Pour autant, je ne suis vraiment pas convaincu que c’était une bonne idée.
– Ah, je reconnais bien là ta fibre écologique, chaque espèce a sa place…
– Ecologie mes fesses. C’est putain de dangereux les hippopotames. J’y réfléchirais déjà à deux fois avant de m’aventurer dans un bayou à cause des alligators, mais alors si tu y mets des hippos, y’a pas moyen.
– Ah ben quand même, entre un alligator et un hippopotame…
– Tu rigoles ? Je tente ma chance avec l’alligator.
– Vraiment ?
– Si tout ce que tu sais de l’hippopotame vient de Fantasia, laisse-moi te le présenter un peu.
Si vous voulez garder cette image, c’est le moment d’arrêter.
L’hippopotame est le troisième plus gros mammifère terrestre, mais c’est de loin le plus dangereux. Le chiffre le plus cité indique qu’ils sont en moyenne responsables de 500 morts par an en Afrique et en Asie. C’est beaucoup, beaucoup plus que les requins, les lions, les tigres, et tous ceux auxquels tu peux penser. Comment ça se fait ? C’est assez simple. Un individu adulte pèse en moyenne autour de 2 tonnes, mais on peut aller jusqu’au double. Ils ont des canines de 50 cm.
Allez, qui vient mettre la tête ?
Et surtout, c’est un animal très territorial, et agressif. S’il t’a dans le nez, t’as intérêt à pouvoir te mettre à l’abri très vite.
– Ouais, ça va, j’ai le temps le voir venir.
– Je ne crois pas, non. Ca trace à plus de 30 km/h.
-Hein ? Mais ?
– Et oui. Et évidemment, il vient te chercher sur terre et dans l’eau.
Tu veux que je te dise, si on avait mis des hippos dans les Everglades, outre les visiteurs, c’est les alligators qui auraient eu du souci à se faire. Non seulement un hippopotame croque un croco sans tracas, mais en plus le saurien n’y peut rien. Parce qu’en plus c’est méchamment blindé.
« Des ? Lions ? Pas remarqué. »
Non, franchement, je ne sais pas ce que ça vaut, le bacon lacustre, mais je pense que c’est plutôt une bonne chose d’avoir laissé tomber.
Ah oui, et pendant ce temps, les états du sud dépensent toujours chaque années des millions de dollars pour lutter contre la jacinthe d’eau.
One thought on “Un plan bacon”
Comme quoi, les japonais avaient décidé de ruiner l’économie américaine bien avant le 7 décembre 1941.