Un Princip en question

Un Princip en question

– Wow.

– Quoi, wow ?

– Je regarde la pile des 57 bouquins que t’es en train de lire en même temps et… Ceux de 14 de Genevoix, A l’Ouest rien de nouveau de Remarque, Orages d’acier de Jünger, les Carnets de Louis Barthas… Tu ne nous ferais pas une petite crise obsessionnelle sur la Grande Guerre, toi ?

-Moi mon colon celle que je préfère, c’est la guerre de 14-18.

– C’est le 11-Novembre qui te met dans cet état, Georges ?

– Aucune idée, mais j’admets que je traverse une petite période consacrée à la thématique Poilus.

– Ton historique Google, ça doit être quelque chose. Bon : ânerie à part, ça m’étonne.

– Pourquoi ?

– Ben… Tu ne ne sais pas déjà l’essentiel de ce qu’il y a raisonnablement à savoir sur la Grande Guerre, à notre niveau ? Quatre ans de commémorations pour le Centenaire, des piles de bouquins… Tu découvres encore des trucs ?

– Oh oui. Y compris sur des machins que je pensais maîtriser à peu près, sauf que non.

– Du genre ?

– SI je te demande quel est l’événement considéré comme le déclencheur de la Première Guerre, tu me dis… ?

– L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo à l’été 14.

– Et de sa femme Sophie au passage, bravo. Tous les deux tués par balles dans leur voiture le 28 juin. Et comme tu as usé les bancs du collège en même temps que moi, il y a de fortes chances que l’image qui te vienne quand on en parle soit celle-ci, tirée du Petit Journal.

C’est nous, ou cette image évoque bizarrement celle de la mort de Kennedy en 63 ?

– Rigoureusement exact.

– Bien. Et cultivé comme je te connais, tu dois même te souvenir de l’identité du tireur.

– Alors je l’ai surtout mémorisé parce que ça me faisait marrer, un assassin avec un nom pareil, mais oui : Gabriel Princip.

– Gavrilo très exactement, mais encore bravo. Ce que tu ne sais peut-être pas, c’est que l’assassinat a bien failli rater, et pas qu’un peu. C’est un pur coup de bol si Princip a fini par réussir son coup. Enfin quand je parle de coup de bol, c’est de son point de vue, évidemment.

– Oh ben ce n’est pas le premier à devoir compter sur un peu de chance.

– Ah mais je ne te parle pas d’un léger coup de chance. La tentative d’assassinat contre Franz Ferdinand est une des plus foireuses jamais montées dans la longue histoire des assassinats politiques. Que Princip ait fini par parvenir à ses fins tient du miracle, toujours de son point de vue.

– À ce point ?

– A ce point. Disons que si la journée du 28 juin avait été une partie de jeu de rôle, on serait dans ce cas de figure qu’adorent les maitres de jeu. Tu sais, quand tu plantes absolument tous tes jets de dés pendant que tes couillons de joueurs foirent à près tout ce qu’il est humainement possible de foirer, mais réussissent à s’en sortir avec une chance insolente.

– Non mais ça n’arrive jamais, ça.

Pour des raisons que tout rôliste comprendra, Sam vient d’éclater en sanglots.

– Voilà, jamais. Eh ben c’est peu près ce qui s’est passé avec la Main Noire.

– Je ne vois pas ce que vient foutre la Mano Negra dans le secteur. Ils ont assassiné des tas de trucs mais pas des couples impériaux, quand même.

– Ah, j’étais sûr que ça, t’avais oublié. Princip n’a pas agi seul : l’attentat du 28 juin a été monté par un groupe d’étudiants nationalistes serbes et croates, Jeune Serbie. Il est financé et armé par la Main Noire, un groupe clandestin lui-même soutenu par les services secrets serbes.

– Ce sac de nœuds…

– Quand je te dis qu’on croit savoir des trucs sur 14-18 alors que bon, dès qu’on creuse… Mais ce n’est pas si compliqué. En 1914, la Serbie est une puissance montante dans les Balkans. Loin de la position officielle du gouvernement serbe, l’objectif de la Main Noire est d’obtenir la naissance d’un État slave, la Yougoslavie. Quitte à tailler des croupières dans l’empire austro-hongrois en récupérant notamment la Bosnie-Herzégovine, annexée depuis 1908 par Vienne.

– Bonne ambiance.

– On ne parle pas de la poudrière des Balkans pour rien. En tout cas, la visite de François-Ferdinand en Bosnie-Herzégovine et à Sarajevo en particulier, est un geste politique : le prince-héritier du trône des Habsbourg vient en gros rappeler qui c’est le patron dans la province.

– Il ne règne pas encore, ceci dit.

– Non, mais tout le monde sait que ça ne devrait pas tarder puisque l’empereur en place, son tonton François-Joseph, a 84 ans et commence à faire son âge. La visite du couple impérial est un moyen d’affirmer que la prochaine transition ne changera que dalle. Ce qui énerve évidemment les militants nationalistes de Bosnie-Herzégovine, bien mais alors bien chauffés à blanc par la Serbie.

– D’où le fait qu’une bande de jeunes zazous décide de faire la peau de François Ferdinand ?

– Voilà. Princip et ses six copains, dont un seul a passé les 20 ans, décident de taper le jour de la visite du couple, un peu en catastrophe. Le problème, c’est qu’ils forment une bien belle bande de pinpins.

– Du genre ?

– Ils sont à la rue pour tout. Déjà, ils se sont pointés à Sarajevo quelques jours seulement avant la date de l’attentat. Autant te dire que pour tout ce qui relève du repérage, c’est léger. Mais il y a mieux : ils ne maitrisent absolument pas les bases du maniement de leurs matos, à savoir des flingues et des bombes.

– Ah oui, c’est un peu embêtant.

– Et c’est bien pour ça que l’attentat a planté.

– Ben non, il a pas plan…

– Ah si si. Le premier attentat a bel et planté, et pas qu’un peu. Le plan génial concocté par cette bande de zozos se limitait en gros à « bon ben on se met sur la route du convoi et dès que la limousine de Franz-Ferdinand arrive, le premier qui veut y aller y va ». Et je ne déconne pas, c’était vraiment l’idée. Forcément, ça a foiré.

– Foiré comment ?

– Tu vas voir : c’est magnifique. Vers 10h15, le convoi se pointe le long du quai. Les sept conspirateurs sont éparpillés dans la foule. Le premier laisse passer le convoi parce qu’il a a tout de même réussi à se poster juste à côté d’un policier. Le deuxième n’a pas de fenêtre de tir non plus. Le troisième, en revanche, si : c’est…

– Gavrilo Princip !

– Pas du tout, c’est Nedeljko Čabrinović.

Arrête de jouer avec cette arme, tu seras gentil, va ranger ta chambre et file me raser cette moustache grotesque.

– Jamais entendu parler.

– Parce qu’il se viande en beauté. Il réussit bien à lancer sa bombe sur la berline ouverte de François Ferdinand, mais il oublié un petit détail : après avoir amorcé, il faut attendre 7 à 8 secondes avant que le bousin explose.

– Non mais ?

– Des champions, je te dis. Résultat, son petit colis atterrit bel et bien dans la bagnole – la légende dit même que François-Ferdinand en personne l’a écarté de la main, mais elle a plus probablement rebondi jusque sous le véhicule suivant. Et comme elle devait en avoir marre de ce cirque, la bombe a effectivement explosé en blessant des tas de gens, sauf celui qui était censé y rester et qui s’en sort comme un prince.

– Ben C’EST un prince.

– Huhu. Un prince légèrement fumasse, ceci dit, mais surtout d’un calme impressionnant. Sans se démonter, François-Ferdinand décide de suivre le programme prévu.

– Hein ?

– Oui, ça fait bizarre, de se dire qu’on continue comme si de rien n’était ou presque, hein ? Et pourtant, c’est ce qui se passe : il file vers l’hôtel de ville. Mais revenons à l’ami Nedeljko Čabrinović, celui qui a lancé sa bombe.

– Il en est où, lui ?

– Après avoir constaté que son plan foireux avait curieusement foiré, Čabrinović décide noblement de se suicider pour ne pas parler. Il saute donc dans la rivière depuis le pont voisin, pour échapper à son arrestation le temps d’avaler la petite pilule de cyanure dont il était muni.

– Et ça marche ?

– Pas du tout parce qu’il y a dix centimètres d’eau dans la rivière, ce qui est un peu léger pour fuir à la nage. Les policiers n’ont aucun mal à l’arrêter, mais il a tout de même le temps d’avaler sa pilule de cyanure.

– Bon, objectif atteint tout de même.

– Ah non. Le poison est daubé.

– Putain mais les champions…

– Ah mais je suis convaincu qu’on devait entendre le générique de Benny Hill tout le long. Le reste de la petite bande se disperse, persuadée que c’est mort. Heureusement pour eux, il leur reste un dernier atout.

– Lequel ?

– François-Ferdinand.

– Hein ?

– Oui, le pauvre archiduc est indirectement le premier responsable de son sort. Après son petit tour à l’hôtel de ville de Sarajevo, il décide au débotté de casser la suite du programme pour foncer à l’hôpital, histoire d’apporter son soutien aux personnes blessées par la bombe qui l’a manqué.

– C’est noble.

– C’est noble mais c’est complètement con. N’importe quel service de sécurité hurlerait en entendant ça, à commencer par le sien. Mais bon, il est archiduc, tu ne peux pas le traîner de force dans un bunker le temps d’y voir un peu plus clair sur le niveau résiduel de menace. Il repart en bagnole, avec Madame. Tiens, là, sur cette photo, on les voit sur les marches de l’hôtel de ville, à très exactement 5 minutes de la fin de leurs existences.

Et c’est pas en te camouflant sous un palmier que tu vas t’en sortir, François-Ferdinand.

– Mais ils ne prennent aucune mesure de protection ? Sérieusement ?

– Presque. Le seul à avoir un peu de bon sens, c’est un général qui demande à ne pas prendre l’itinéraire le plus direct pour aller vers la gare, là où se situe l’hôpital.

– Bon !

– Bof.

– Bof ?

– Bof. Il y a six voitures dans le convoi et plus personne n’y comprend que dalle. Résultat, les bagnoles se perdent au premier carrefour.

– Mais non.

– Mais si. Voilà le chauffeur de la voiture – toujours aussi découverte – du couple impérial forcé de manœuvrer en pleine rue pour raccrocher le reste du convoi. Et je peux te dire qu’il n’y a pas franchement de direction assistée, sur une bagnole de 1914. Le chauffeur galère et fait sa manœuvre à deux pas d’un magasin de Delicatessen devant lequel se tient justement complètement par hasard…

– Princip !

– Voilà : cette fois c’est gagné. Princip, qui doit se croire le matin de Noël vu le coup de pot qu’on lui offre sur un plateau, pense d’abord à armer sa bombe, mais la foule est trop dense et il redoute de manquer son coup. Il sort alors son Browning, se rapproche tout tranquillement de la voiture, et tire deux balles. Double strike : la première touche la duchesse Sophie au ventre, la seconde atteint l’archiduc au cou. On transporte le couple dans la panique la plus totale vers le palais du gouverneur, mais leurs blessures sont trop graves. Quinze minutes plus tard, l’Autriche-Hongrie n’a plus de prince-héritier. La duchesse meurt quelques instants après son mari.

– Ils sont devenus quoi, les conjurés ?

– Princip a tenté de se suicider au cyanure mais là encore, le poison était moisi et il est pris vivant, comme le reste de la bande. Tous étant mineurs à l’exception d’un membre qui sera pendu, toute la bande finira en tôle. Pas longtemps, dans le cas de Princip qui finit par claquer de tuberculose en avril 1918, à 23 ans, après quatre ans de mauvais traitements.

– Il n’aura pas vu la fin de la guerre.

– Non, alors qu’on la lui doit largement puisque son acte déclenche le fameux cycle d’alliance et de contre-alliances qui débouche sur la guerre de 14-18, au tout début du mois d’août. Mais ceci dit, Princip a eu un drôle destin post mortem. Du temps de la Yougoslavie, on en a fait un héros national. Non seulement un paquet de rues et de places portent son nom dans tout Sarajevo et dans plusieurs pays de l’ex-Yougoslavie, mais on continue de lui rendre hommage. La dernière statue à son effigie a été inaugurée en 2015

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