Pratiques solitaires, première

Pratiques solitaires, première

– Ecoute, je crois qu’il est temps de prendre une décision radicale.

– Bouge pas, j’appelle les secours.

– Mais non, attends. J’ai bien pris en considération tout ce qu’on a dit sur la façon de mener des expérimentations sur des sujets humains (ici, et ici, et encore là). Et tu veux que je te dise ? Tout cela m’a l’air diablement compliqué.

– Jusque-là je suis d’accord.

– Je vais donc faire plus simple. Pour mener une carrière de scientifique évidemment appelée à être brillante, je vais être mon propre sujet d’expérimentation.

– C’est ce que je disais, je vais appeler les secours. C’était bien la peine de m’interrompre.

– Non mais attends, y’a pas de raison. Si je veux me consacrer à l’avancement du savoir, il est somme toute logique que je sois disposé à prendre quelques risques. Et puis comme ça je serai d’autant plus incité à ne pas faire n’importe quoi.

– Ton histoire personnelle ne plaide pas forcément en faveur de ce dernier argument.

– Si tu n’es là que pour jouer les mauvaises langues, je me passerai de ta contribution.

– De fait, un certain nombre d’esprits parmi les plus brillants ont suivi cette voie. Si cela peut t’encourager, elle a mené plusieurs à des prix Nobel. Mais il y en a aussi eu d’autres qui auraient mieux fait de s’abstenir.

– Je vais plutôt retenir l’option Nobel.

– J’imagine, mais pour ton édification personnelle je pense qu’il est bon que tu aies une vue un peu globale sur la question. Je te propose donc une petite revue, en commençant par celui qui a eu le plus grand retentissement de tous.

– Il a eu un Nobel ?

– Non, parce que ça n’existait pas à l’époque. Mais on peut sans exagérer dire qu’il a changé le monde.

– Ca me semble un bon point de départ.

– Le génie en question n’est autre qu’Isaac Newton.

– Si c’est pour me dire qu’il a expérimenté personnellement la chute des corps, merci, on en a tous fait autant.

– Mais non. Evidemment, on retient avant tout de lui sa loi de la gravitation, mais ce n’est pas le seul domaine auquel il s’est intéressé, de loin. Newton a aussi travaillé sur l’optique, en étudiant notamment les phénomènes de diffraction et de décomposition/recomposition. Tu sais, quand tu fais passer de la lumière dans un prisme et que ça te donne les couleurs de l’arc-en-ciel ?

– Je vois.

– Voilà. Dans le même ordre d’idée, Newton s’est également penché sur les phénomènes entoptiques, c’est-à-dire des formes d’illusions et effets dont la source se trouve dans l’œil lui-même.

– Uh ?

– Si tu te frottes les paupières, tu vois apparaître des lumières, alors même que tes yeux sont fermés ?

– Ah oui, c‘est vrai.

– Voilà, c’est un phénomène entoptique, plus précisément des phosphènes. Isaac a voulu en comprendre le mécanisme. Et comme c’était un chercheur, au bout d’un moment, il ne s’est pas contenté de se frotter les yeux. Il a plutôt décidé de faire complètement n’importe quoi.

– Ok, mais plus précisément ?

– S’enfoncer une aiguille dans l’œil ?

– QUOI ?!

– Ok, pas exactement dans l’œil, mais dans l’orbite. Sous l’œil. Ainsi qu’il l’illustre lui-même dans ses carnets.

Où l’on remarque qu’il avait des yeux énormes par rapport à ses mains.

L’idée est ainsi d’aller exercer une pression sur l’œil, pour voir. Accessoirement, tu fais la même chose avec une aiguille un poil plus longue, ça finit en lobotomie.

– Euh…faites pas ça chez vous ?

– Carrément pas, non. On continue ?

– Je commence à avoir un doute…

– C’est toi qui as demandé. Passons à une expérimentation à proprement parler médicale, où l’on étudie une maladie. Et plus précisément ses voies de transmission et non-transmission. C’est l’histoire de Stubbins Ffirth.

– C’est son vrai nom ?

– Ben oui. Stubbins est né à Salem, oui ce Salem-là, en 1782. Au début du 19ème, c’est un étudiant en médecine, et il décide de s’intéresser à un grand mal de l’époque, la fièvre jaune. Stubbins a une idée, une théorie, une conviction : la fièvre jaune n’est pas contagieuse. Et pour sa thèse, il entend bien le démontrer. En devenant son premier cobaye.

– J’ai peur des détails…

– Tu peux. Tu as déjà failli tourner de l’œil avec Newton, alors tu devrais t’asseoir. Quand Ffirth dit que la fièvre jaune n’est pas contagieuse, il entend par là qu’elle ne peut pas être transmise par les secrétions des malades. Il va donc tester ce principe en commençant avec…euh…du vomi. Il récupère du vomi « frais » de patient, et se l’applique sur des griffures au bras.

– Mais c’est dégueulasse !

– Ah non, c’est après que ça devient vraiment crade. Parce que de fait, il ne tombe pas malade. Il convient donc de pousser les expériences.

Et quitte à pousser, allons à fond.

Bon, je vais pas pouvoir te présenter la chose de façon édulcorée, alors soyons froidement factuels. Etape suivante, Ffirth s’applique du vomi sur les yeux. Rien, sinon sans doute une conjonctivite carabinée. Il va donc s’enduire le corps de salive, de sueur, puis de sang, et enfin d’urine de malades. Il a trouvé un moyen infaillible de ne plus avoir de relations sociales, mais toujours pas de contamination. Alors il passe au sauna.

– Le sauna ? Bonne idée, et surtout la douche avant.

– Si seulement. Stubbins s’enferme dans une pièce remplie de « vapeurs de régurgitations chauffées ».

– Du…vomi chauffé ?!

– Exactement. J’imagine qu’il découvre un moyen de se flinguer l’odorat pour un petit moment, mais il ne chope toujours pas la fièvre jaune. Alors il se dit que bon, allez, on se lâche. Il tente l’ingestion de vomi de malade. Sous forme de pilule. D’abord. Puis directement.

– J’hésite entre l’admiration et l’horreur.

– Ah ben on ne peut pas nier qu’il se donnait pour ses recherches. Et à l’arrivée, en dépit de tous ses efforts, il ne tombe pas malade. Ce qui lui permet donc d’affirmer très doctement que non, la fièvre jaune n’est pas contagieuse.

– Ecoute, après tout c’est le résultat qui compte.

– Oui, sauf que la fièvre jaune peut totalement être transmise d’un individu à l’autre. Autrement dit, Stubbins Ffirth a littéralement mangé du vomi pour arriver à une conclusion erronée. La fièvre jaune est contagieuse, si injectée directement dans le sang. La transmission passe donc par un moustique, ce qui est finalement démontré par Jesse Lazear. C’est un médecin militaire américain, qui participe à une expédition de recherche à Cuba au début du 20ème siècle. Le but est précisément de travailler sur l’hypothèse de la transmission par moustique, formulée quelques années plus tôt. Et Lazear va également expérimenter sur lui.

– Ah non, je ne veux plus de trucs crades.

– Rien à voir avec les tests de Ffirth, promis. Lazear est le seul de l’expédition à avoir déjà travaillé avec des moustiques.

« Ils sont plutôt sympas dans l’ensemble. Mais aucun respect de l’espace personnel. »

Il est donc à la pointe du travail dans ce domaine. En août 1900, il observe que deux volontaires contractent la maladie après avoir été piqués par un moustique qui s’était préalablement nourri sur un malade. Confiant, il écrit le 8 septembre 1900 à sa femme qu’il pense être « sur la piste du germe ».

– Ouh, c’est provoquer un peu le destin ça.

– Malheureusement pour lui, c’est exactement ça. Il tombe malade une semaine plus tard, après avoir décidé d’expérimenter sur lui-même sans rien dire à l’équipe. Il meurt donc de la fièvre jaune le 25 septembre.

– Donc on a un gars qui s’enduit d’urine et avale du vomi mais qui s’en sort, et lui il se fait piquer par un moustique et y reste ?

– Il décide de se faire piquer, mais oui. A noter que la version officielle diffusée après sa mort est qu’il a été contaminé par un moustique sauvage, qui ne venait pas de son expérience.

– Mais pourquoi ?

– Peut-être pour des raisons d’assurance. Toujours est-il que la vérité est rétablie en 1947. Lazear a décidé d’être son propre cobaye, et en l’occurrence c’était une mauvaise idée.

– Ouais, ben c’est pas pour dire mais pour l’instant tes exemples me donnent pas trop envie. Adroit comme je suis, si j’essaie un truc à la Newton je vais finir borgne, au mieux, et les autres je n’en parle même pas.

– Attends, je sens que le prochain va te réconcilier avec l’idée. Et puis je sens que je suis sur le point de te présenter ton scientifique préféré.

– Je t’écoute.

– Laisse-moi te parler du Doktor Bier.

– Je l’aime déjà.

– Tu vois. August Bier, médecin germain de la fin du 19ème siècle, présente outre un patronyme phénoménal deux grandes qualités pour ce qui est de son travail. D’une, il cherche à développer les techniques d’anesthésie.

– Que voilà une louable entreprise.

– N’est-ce pas ? Ensuite, comme nous sommes dans les années 1890, autrement dit une époque où la pharmacopée était, disons, différente, il travaille notamment sur la meilleure façon d’injecter à ses patients…de la cocaïne. Je te rappelle qu’il était alors tout à fait courant d’acheter de la cocaïne en pharmacie, on en vendait même des pilules pour les maux de dents.

On vous laisse calculer l’inflation depuis.

Ou du sirop pour les enfants.

Soigne la dysenterie. Et la diarrhée. Et la colique. Aussi la chiasse. Vous avez compris ou…?

Voire des sucettes, y compris au goût d’épinard. Ou de champignon, parce que pourquoi se contenter d’une seule drogue ?

« Non monsieur, vous avez passé l’âge. »

– Autres temps…

– Toujours est-il qu’en août 1898, ce bon August Bier pratique la première anesthésie par injection de cocaïne dans le fluide cérébro-spinal, pour opérer un patient à la jambe. Ca marche bien, l’anesthésie est efficace, mais le patient se plaint par la suite de maux de tête et de nausée.

– Il devrait prendre des pilules de cocaïne.

– Sans doute. Le fait est que les cinq patients suivants qui bénéficient du même protocole déclarent également ces effets secondaires. Il n’y a donc de toute évidence qu’une chose à faire pour le doktor.

– C’est-à-dire ?

– Ben il doit manifestement essayer sur lui-même pour se faire une idée précise, à la fois de l’efficacité anesthésique et des effets secondaires.

– Mais oui, bien sûr, où avais-je la tête.

– L’opération est réalisée par son assistant August Hildebrandt.

– Ils s’appellent tous les deux August ?

– Ben oui. Et comme on pouvait s’y attendre avec deux August, ça va tourner à la clownerie. En raison d’un problème de seringue, l’injection sur Bier se passe mal. L’essentiel de la cocaïne est perdu, et la perfusion entraine un écoulement de fluide cérébro-spinal.

– Uuuuh, j’aime pas ça.

– Petite nature. Les deux compères, eux, ne se démontent pas. C’est pas grave, on va inverser les rôles. Le jour même, c’est Bier qui anesthésie Hildebrandt. Et tout se passe comme sur des roulettes. Hildebrandt perd tout contrôle et toute sensation dans la partie inférieure du corps. Et là…

– Quoi ? QUOI ?

– Ecoute je ne sais si c’est qu’il lui en veut un peu d’avoir foiré la procédure sur lui, si c’est un vieux fond de sadisme qui remonte, ou s’ils avaient un compte à régler, mais je ne suis pas certain que la façon dont Bier va s’assurer qu’Hildebrandt est bien anesthésié soit tout à fait conforme.

– Qu’est-ce qu’il lui fait ?

– Tu es prêt ? Pour démontrer que son assistant ne ressent plus rien, Bier commence par lui insérer une seringue dans le fémur.

– Ouh…

– Puis il lui administre des coups de marteau en fer dans les tibias.

– Non mais ça va bien !

– A partir de là, bon ben y’a plus de limites. Il décide donc de lui arracher quelques poils pubiens.

– Aaaaaaaaah !

– Et pour le bouquet final, c’est parti pour  de « fortes pressions et tractions » sur les testicules.

Inspiré de faits réels.

Ce qui est certain, c’est qu’Hildebrandt n’a effectivement plus aucune sensation en-dessous de la ceinture, puisque qu’il ne s’en porte pas plus mal. En vertu de quoi, après ce qu’ils ont quand même subi l’un comme l’autre, nos deux rigolos vont célébrer ce succès en allant boire des coups et fumer des cigares. Puis ils souffrent de maux de têtes pendant une semaine.

– Définitivement une autre époque.

– A noter que Bier va également contribuer au développement des anesthésies locales par intraveineuse, une technique qui est d’ailleurs connue sous le nom odieux de « Bier Block ». Il sera aussi un des pionniers de la médecine du sport.

– Le terme Bier Block me fait frémir, mais je te l’accorde, l’auto-expérience vue comme ça c’est tout de suite plus sympa. Il a reçu quelque chose pour tout ça, ce bon doktor ?

– Tu veux dire, quelque chose comme un prix. Un prix qui récompense les meilleurs scientifiques dans leur domaine ?

– Voilà, ce genre.

– Alors, oui. Déjà, en 1910 Guillaume II lui accorde la plus haute distinction de l’Empire, puisqu’il le fait Geheimrat, c’est-à-dire littéralement « conseiller privé ». Mais si tu penses à un Nobel, non. Je ne dis pas qu’il ne le méritait pas, mais…disons qu’à l’époque où il aurait pu, il y avait à la tête de l’Allemagne un énorme fumier qui avait formellement interdit aux sujets du Reich d’accepter un prix Nobel si jamais il leur échoyait, en plus de vouloir leur sucrer la médaille.

– Genre un énorme fumier avec une petite moustache.

– Exactement ce genre, oui. August a donc reçu ce qui était exactement l’ersatz du Nobel, le Prix national allemand pour les arts et la science.

– Bon, c’est pas cette fois que quelqu’un aura eu un prix Nobel pour avoir matraqué les roupettes de son assistant…

4 réflexions sur « Pratiques solitaires, première »

  1. Alors, les bonbons à la coke, goût kumquat personne dit rien. Épinard c’est bizarre mais soit, c’est bon les épinards (surtout en vinaigrette, juste lavés après cueillette). Champignon, pourquoi pas.
    Horehound, la marrube, est d’après mon dictionnaire une herbe aromatique amère.

    Mais personne ne dit rien pour le goût hemlock – à savoir la cigüe ?

  2. Merci pour : »Si c’est pour me dire qu’il a expérimenté personnellement la chute des corps, merci, on en a tous fait autant ! », et pour toutes les autres pépites ! Mention pour « c’est pas cette fois que quelqu’un aura eu un prix Nobel pour avoir matraqué les roupettes de son assistant »

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