Very Bâle Trip

Very Bâle Trip

– Le point commun entre quoi ?

– Les Beatles, la CIA, Steve Jobs et le mal des Ardents, déjà évoqué ici.

– Je rentre tout juste de vacances, pour l’amour du Ciel.

– Et tu me feras le plaisir de ranger ta planche de surf dans un endroit décent, d’ailleurs, j’avais du sable dans mes corn-flakes.

– Personne n’avalera jamais l’idée que tu bouffes des corn-flakes au petit déjeuner, Jean-Christophe.

– Ça calme ma libido et tu n’as toujours pas répondu à ma question.

– Mais parce que je n’en sais rien, moi !

– Allez je te donne un indice, c’est un mot allemand tout simple.

– Oh merde.

– Lysergsäurediethylamid.

– Voilà pourquoi j’ai fait anglais espagnol. Et ça veut dire quoi ?

– Acide lysergique diéthylamide.

– Me voilà bien avancé sur le chemin de la connaissance, guidé de main de maître.

– Tu vas la prendre quelque part, la main de maître, si tu continues de faire dans la réticence passive, mais disons que tu connais peut-être mieux le mot grâce à ses trois initiales : LSD

– Haaaaaan. Et c’est allemand, le LSD ?

– Ah non, suisse.

– La Suisse a inventé le LSD ?

– Ben oui, minou. Le pays des coucous ne propose pas seulement des montres, du chocolat et des comptes numérotés discrets, mais aussi des drogues hallucinogènes – une en tout cas, le LSD. Et on connaît parfaitement le coupable, en plus : un chimiste suisse germanophone, Albert Hofmann.

« Here is an important message from your Uncle Albert. Don’t buy drugs. Become a chemist, and you can make them for free!« 

– Il s’est réveillé un matin en se disant « Hey, si j’inventais un machin chimique histoire de m’ouvrir les portes de la perception » ?  

– Non, il s’est réveillé un matin en disant « Hey, si je bossais sur des composés capables de réduire des pressions sanguines excessives chez les hypertendus vu que je suis payé pour ça par mon patron qui s’appelle Sandoz ».

– Il a inventé ça en bossant dans un groupe pharmaceutique ?!

– C’est un peu leur métier. En 1938, Hofmann a 32 ans, un doctorat de chimie en poche et bosse pour le groupe Sandoz, dans leurs laboratoires de Bâle.

– Le pauvre, coincé dans un trou pareil ?

– … Sam ?

– Pardon.

– Mmmmh. Le truc important à retenir, c’est que Hofmann n’a absolument aucune intention de la jouer Breaking Bad, au départ. En revanche, il joue avec le feu avec une vraie petite cochonnerie dont a déjà parlé plusieurs fois : l’ergot de seigle, un champignon responsable entre autres du feu Saint Antoine, ou mal des Ardents parce que les malheureux qui en mangeaient avaient la sensation de souffrir d’horribles brûlures. Sans compter un certain nombre d’hallucinations sympathiques.

– Et à force de tripatouiller des trucs sur un bec Bunsen, il invente donc le LSD en 1938.

– Ah non. En 1938, c’est un bide total. Hofmann se concentre sur d’autres recherches en laissant tout en plan. Il n’y revient qu’en 1943.

– Une année tendue, ça.

– En Suisse ? Pas tellement, non. A 37 ans, Hofmann a bien avancé dans ses travaux et s’est petit à petit spécialisé dans les poisons dérivés de matières naturelles, végétales ou animales.

– Hein ? Mais pourquoi ?

– Tous les pharmaciens te le diront, c’est la dose qui fait le poison. Le même produit qui va te sauver les miches si on l’administre à une certaine quantité peut t’expédier expédier six pieds sous terre en cas d’abus. C’est par exemple le cas d’un des produits sur lesquels Albert Hofmann a travaillé, la digitaline.

– Qui vient de la digitale.

« Mangez-moi mangez-moi mangez-mooooi »

– Une plante à qui Agatha Christie doit beaucoup, c’est en général grâce à de grandes rasades de digitale que ses jeunes héritières indignes font passer l’arme à gauche à leur veille tante. Mais revenons à notre ergot de seigle : au printemps 1943, Hofmann isole plusieurs composés dont un alcaloïde, l’acide lysergique, dont il tire toute une série de produits d’ailleurs toujours utilisées de nos jours. Mais le 16 avril, il fait une connerie avec un composé particulier qui prend la forme de petits cristaux, le LSD25.

– Oh oooh.

– Comme tu dis. A ce stade, il bosse sur une nouvelle piste, en l’occurrence le traitement des maladies respiratoires. Et alors qu’il est en plein travail, Hofmann décrit une drôle de sensation, qui commence par « une étrange angoisse ».

– Oui, j’ai déjà vu des nouvelles de Lovecraft qui commence comme ça. En général, Cthulhu ne tarde pas à se pointer et ça devient vite non euclidien.

– Pas là. Hofmann rentre chez lui et passe alors la nuit à faire de drôles de rêves éveillés, je cite encore : « j’étais sous le charme d’images d’une plasticité extraordinaire, sans cesse renouvelées, qui m’offraient un jeu de couleurs d’une richesse kaléidoscopique ».

« Il était pas comme ça hier, mon plafond ».

– Il s’est contaminé par hasard ?

– Bien vu. Et l’effet a été tel que Hofmann décide de recommencer – mais cette fois en le faisant exprès.

– Hein ?

– Oui, on peut difficilement exploser davantage toutes les règles admises en matière de recherche. Le 19 avril 1943 à 16 heures 20, Albert Hofmann s’offre donc un petit verre d’eau bien fraîche dans lequel il a dilué 0,25 milligrammes de LSD.

– C’est beaucoup ?

– Oh quelque chose comme dix à vingt fois la dose « raisonnable », si je puis dire.

– Ah merde.

– Et comme Hoffman est consciencieux, il prend soin de noter ce que ça lui fait. Honnêtement, c’est un des comptes-rendus d’expérience les plus surréalistes que j’ai vu passer : « 16 h 20. Absorption de la substance. 17 h 00. Début d’étourdissement, angoisse, troubles de la vue, paralysies, hilarité incompressible. Crise la plus forte vers 18-20 heures Je ne pouvais plus parler de manière intelligible qu’au prix d’efforts extrêmes, et demandai à ma laborantine, que j’avais mis au courant de l’expérience, de m’accompagner jusque chez moi. Retour en vélo à la maison. »

– Le mec a traversé Bâle à vélo, défoncé au LSD ?

Quand on pense à ce que Lance Armstrong a loupé.

– Oh oui, et il a même foncé comme un taré à travers un kaléidoscope, en gros. Je cite toujours : « Tout ce qui entrait dans mon champ de vision oscillait et était déformé comme dans un miroir tordu. J’avais le sentiment de ne pas avancer avec le vélo, alors que mon assistante me raconta plus tard que nous roulions en fait très vite. Mon environnement se transforma alors de manière angoissante. […] les objets familiers prirent des formes grotesques et le plus souvent menaçantes. Ils étaient empreints d’un mouvement constant, animés, comme mus par une agitation intérieure. La voisine […] n’était plus Madame R. mais une sorcière maléfique et sournoise au visage coloré, etc. »

– Il ne s’est pas loupé, le cher Albert. Il est passé à ça de l’accident.

– C’est possible, oui, mais qu…

– Auquel cas on aurait pu parler de Bâle des pompiers.

– C’est affligeant.

– Merci.

– BREF. Hoffman parle un peu plus loin dans ses mémoires de cette impression qu’un « démon sarcastique » a triomphé de sa volonté, il a tout de même le réflexe d’appeler un ami médecin qui le rassure : à part qu’il a les pupilles aussi dilatées que celle d’un chat dans le noir, il n’y a rien de particulier à signaler. Soulagé, Hofmann s’abandonne alors au plaisir de cette sorte de voyage aux frontières du réel, de ce trip halluciné où tout explose, à commencer par les formes et les couleurs. « Toutes les perceptions acoustiques comme le bruit d’une porte ou d’une voiture passant dans la rue se transformaient en sensations optiques.  Des images multicolores et fantastiques arrivaient sur moi, s’ouvraient en cercles ou en spirales, puis se fermaient comme des fontaines jaillissantes ». Et le lendemain, il se sent en PLEINE FORME : « Un sentiment de bien-être m’enveloppait, comme si une nouvelle vie s’offrait à moi (…) Le soleil brillait ; tout étincelait et luisait dans une lumière fraîche. Le monde était comme recréé. »

– Ah ben bravo l’exemple pour la jeunesse.

– Oh on n’en est pas là. Le lendemain, Hoffman se sent tellement détendu qu’il est convaincu d’avoir découvert une substance psychoactive extrêmement intéressante.

– Il n’a pas tort, tu me diras.

– Tout est dans la définition du mot intéressant. Hoffman pense immédiatement à un usage en neurologie et en psychiatrie, par exemple pour soulager des patients dépressifs. Ses collègues, qui testent à leur tour le LSD…

– MAIS ENFIN TOUT LE MONDE EST DEMENT DANS CETTE BOITE ?

– Tu veux savoir comment on postule, c’est ça ?

– PAS DU TOUT.

« Ich bin von Frankreih und ich habe toujours défendu Bâle, sehr schöne Stadt ».

– Tu parles. Bref, les collègues de Hoffman sont aussi stupéfaits que lui par les effets du LSD. Et voilà comment une compagnie pharmaceutique parfaitement honorable se retrouve à commercialiser un hallucinogène puissant dès la fin des années 1940 sous le nom de Bromo-LSD, une version non hallucinogène.

– Mais pour traiter quoi ?

– La migraine et les allergies inflammatoires, des pathologies mentales ensuite. Très vite, les psychiatres et les neurologues se passionnent pour cette substance dont les effets semblent faire exploser ce qu’on pense alors savoir du fonctionnement du cerveau. De 1946 à 1966, 4000 études scientifiques sont publiées dans le monde entier.

– Ah tout de même.

– Le LSD est non seulement légal et distribué sur le marché, mais beaucoup y voient une percée remarquable en matière de neurologie. Au milieu des années 50, le LSD est un médicament star. On en prescrit pour un peu tout, de la dépression aux angoisses de fin de vie en passant par l’alcoolisme ou les névroses obsessionnelles.  En Hollande, le directeur de l’Institut de Psychanalyse d’Amsterdam, Jan Bastiaan, s’en est même servi pour soulager les troubles psycho-traumatiques chez des survivants de camps de concentration. Avec de bons résultats, d’ailleurs.

– Ah quand même.

– Même la CIA s’y met dans les années 60 avec le très chelou et très attesté projet Bluebird. Le LSD n’est pas à proprement parler un sérum de vérité, mais les champions de « la Firme » estime qu’il place les gens dans un état second et qu’il peut donc se révéler utile pour certains interrogatoires un peu spéciaux et pas toujours très légaux d’ailleurs. Bon, ça ne donnera rien de bien concret mais ce que ni Hofmann, ni Sandoz ni la CIA ne peuvent deviner, c’est que le LSD va devenir LA drogue de la contre-culture des années 60.

– Quand tu dis contre-culture, on parle bien de tous ces hippies qui sapent les valeurs fondamentales de l’Occident traditionnel ?

– Oh oui. C’est chouette, hein ? Tout part des campus d’Amérique du nord et des étudiants, dont le goût pour tout ce qui permet de s’envoyer en l’air est notoire N’EST-CE-PAS ?

– Je plaide coupable. Mais si ma mémoire est bonne, tu ne chantais pas non plus des cantiques dans tes jeunes années.

– Passé un certain taux d’alcoolémie, je crois bien que si. Bref : dans les facs de Californie et d’ailleurs, on commence à en faire un usage différent du LSD, plus… récréatif, disons, d’autant que ça n’est pas cher : avec cent grammes de LSD, tu peux fabriquer un million de doses. Mais ça va plus loin.

– Ah ?

– Oh oui. La capacité du LSD à modifier la perception même du monde physique et de nos univers mentaux fascine des artistes et des écrivains comme Allen Ginsberg, William Burroughs ou Aldous Huxley, l’auteur du Meilleur des Mondes. Pour eux, le LSD est bien plus qu’une simple drogue qui te fait voir des trucs rigolos.

– Je comprend mal pourquoi.

– J’imagine qu’il faut avoir tenté pour comprendre mais en gros, la prise de LSD tient pour certains consommateurs de l’expérience mystique, un truc qui permet d’accéder à d’autres états de conscience. Tout semble plus vivant plus dense, plus connecté, à écouter ceux qui s’envoyaient des petits buvards imbibés de wonder drug sur le bout de la langue. D’où la grande vague psychédélique qui commence et qui marque profondément la pop culture, en participer dans le monde anglophone.

– Tu vas encore me parler des Beatles.

« Uniquement des vitamines, juré, aucun produit illégal, pensez donc. »

– Et pour cause, tu sens qu’ils ne tournaient pas à l’eau claire. Le clip de Yellow Submarine est déjà clairement inspiré de l’explosion de couleurs qui caractérise un trip à l’acide, mais c’est avec Lucy in the Sky with Diamonds, on est à la limite de la promotion du LSD, même si les Beatles sont joyeusement amusés à jouer aux cons quand on leur posait la question. Et les Beatles sont d’ailleurs loin d’être les seuls à en user à et à en abuser. Pink Floyd n’est pas en reste…

– Non, sans blague ? Je tombe des nues.

– Pas plus que Cary Grant, Sidney Lumet, le chanteur Bob Dylan ou plus tard… Steve Jobs.

– Cary Grant, j’avoue que ne l’ai pas vu venir.

Et pourtant. Reste que du côté des autorités, on s’inquiète. À partir de 1966, les pouvoirs publics américains se décident à interdire le LSD dans tous les Etats-Unis pour des raisons de santé publique – il n’y a pas d’accoutumance à proprement parler au LSD mais l’état d’extase dans lequel ça te colle fait que ça n’est pas franchement sûr, et la balade à vélo hallucinée de Hofmann lui-même en est un bon exemple. Et puis certains font des bad trips, quand la drogue fait ressortir des images ou des souvenirs pas franchement joyeux.

– Et puis quand même c’est une drogue de zazous qui ne respectent rien, hein ?

– Ah ça, il y a toujours une dimension politique dans les politiques anti-drogue, et au-delà des questions de santé publique, l’argument moral a clairement joué dans la décision des autorités. On a par exemple beaucoup lié LSD et suicide à une certaine époque alors que les preuves sont pour le dire gentiment franchement fragiles, et auraient même plutôt tendance à prouver l’inverse Bref, à un niveau global, les effets du LSD sont nettement moins graves que ceux de l’héroïne, du crack ou d’autres drogues dures. Mais la répression est la même, au grand dam de Hofmann lui-même, consterné comme beaucoup de chercheurs par des décisions qui assèchent petit à petit tous les budgets de recherche autour du LSD. Ce qui désole son créateur.

– Ah bon ?

– Attention : Hofmann n’a jamais plaidé pour une distribution libre de ce qu’il appelait son « enfant terrible ». Mais il est resté convaincu jusqu’à la fin de sa vie que le LSD, utilisé dans un cadre médical, était un outil magnifique pour combattre les effets de certains états mentaux, à commencer par la dépression. Et elle a été longue, sa vie.

– Longue comment ?

– 102 ans. Il est mort d’une crise cardiaque en 2008.

– Joli.

– D’autant qu’il a gardé toutes ses capacités jusqu’à la fin. Et qu’il continuait de se faire des petits trips de temps en temps.

« Ouais, j’ai recommencé et vous allez faire quoi ? »

– Mais non ?

– Oh si. Au cours d’une conférence donnée en son honneur, il a confié avoir pris du LSD jusqu’à l’âge respectable de 97 ans.

– Mais sans partir faire un tour à bicyclette à travers Bâle.

– A priori non.

– Au fait…  tu t’es mis au vélo récemment, toi, non ?

Faut reconnaître que ça aide dans les côtes.

3 réflexions sur « Very Bâle Trip »

  1. Il y a une série de 4 documentaires sur Netflix sur les produits psychédéliques : Voyage aux confins de l’esprit.
    Coïncidence ? Je ne crois pas. 😉

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