Aux origines du jeu de rôle 1/2
– Sam, ne nous mentons pas : je sais qu’en dépit de ton âge avancé, tu consacres toujours une part non négligeable de ton temps à jeter des dés chelous sur une table en te prenant pour un Paladin qui explore les profondeurs méphitiques de donjons isolés.
– Personne n’aime jouer ces foutus Paladins et c’est une façon très réductr… Attends comment ça avancé ?
– Je sais de source sûre que tu t’adonnes à ces habitudes funestes qui sous couvert de jeu font de toi un servant de Belzébuth, égaré dans une réalité confuse.
– Alors des fois oui, mais ça dépend du scénar…
– Et je sais que ton âme fragile finira par céder à la folie qui te mènera tôt ou tard au meurtre, à la nécrophilie, au terrorisme ou pire encore à force de jouer à ces jeux de rôle si néfastes.
– Bon, c’est fini, les conneries, oui ? On peut jeter des D20 [1] tranquillement ou on est encore chez Mireille Dumas en 1995 ?
– Aaaah, Bas les Masques, ce numéro légendaire de connerie [2]. Crois-moi, il y a encore un peu de pain sur la planche pour ça. Le jeu vidéo a concentré une bonne partie des fantasmes qui tournent autour du jeu de rôle [3], mais des gens persuadés que c’est une invention du diable qui mène au crime d’abord, au pavillon des Agités de Charenton ensuite, il en reste.
– Oh beaucoup, même.
– Vi. Tu trouves toujours sur le web une série de pages paniquées, écrites par des gens convaincus que le JdR te fait tôt ou tard basculer dans le sectaire et la folie meurtrière depuis les années 70.
– … On n’a pas le cul sorti des ronces.
– Voilà.
– Et on essaie de se sortir les épines de la couenne comment ?
– Déjà en cassant quelques clichés sur le jeu de rôle. Tiens, la chronologie, déjà : si tu demandes à des gens qui ont été un petit peu plus loin que Bas les Masques de citer un jeu de rôle, quel est LE titre qui va ressortir ?
– Donjons & Dragons.
– Ouaip. Dès qu’une série ou un film fait allusion au JdR, c’est D&D qu’on voit. En positif, comme dans Stranger Things dont la scène d’ouverture, avec les gosses qui jouent dans le garage, a dû provoquer des bouffées de nostalgie chez pas mal de joueurs, ou en négatif comme dans Riverdale. Toute la saison 3 tourne autour de la folie meurtrière que provoque une parodie de Donjons & Dragons, Griffons & Gargouilles. Pas loin de 50 après sa création, tout le monde voit le jeu de Gary Gygax comme le premier « vrai » jeu de rôle.
– Et c’est faux ?
– Ben oui et non. Gygax a bel et bien apporté de nouvelles mécaniques au jeu de rôle, mais il ne l’a pas vraiment inventé.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que tout le monde fait du jeu de rôle. Même mes chats.
– Explique.
– C’est tout bêtement lié la nature même du jeu : d’un certain point de vue, le JdR est le premier outil d’apprentissage. Le chaton de trois mois qui se prend pour le Roi Lion quand il attaque une pelote de laine est en plein jeu de rôle. Le môme qui se raconte qu’il est un pirate de l’espace dans son lit avant de s’endormir aussi. Le JdR, c’est juste la version avec du papier, des crayons et des dés.
– La thèse est osée mais comme toutes les thèses, parfaitement défendable.
– Après tout, les échecs et le jeu de dame sont une forme de jeu de rôle. La preuve ? Quand tu finis par coincer le roi sur l’échiquier et que tu prononces le fameux « échec et mat », tu parles peut-être arabe sans le savoir : pour les étymologistes, la formule viendrait de s-sāh māt, « le roi est mort ». Entre ça et poutrer triomphalement un Seigneur Noir sur un joli jet de D12, tu m’expliqueras la différence profonde. Les échecs, ce n’est jamais qu’un jeu de stratégie avec des figurines, comme Warhammer. On est bel et bien en train de simuler une guerre et ce n’est pas un hasard si c’est depuis lurette un loisir répandu dans les milieux militaires.
– Enfin un wargame, ça n’est pas tout à fait un jeu de rôle.
– Il n’y a pas ce qui caractérise le JdR tel qu’on le connaît, je te l’accorde parce que je suis un type sympa. Pas de personnages, d’intrigue, de maître de jeu… En revanche, c’est bien l’ancêtre du jeu de rôle, l’alma mater sur laquelle on s’est petit à petit mis à greffer des éléments qui débouchent sur le JdR.
– Et c’est vieux ?
– Oh ben trois bons siècles tout de même, oui.
– On jetait déjà des dés chelous au 17e siècle ?
– On jetait déjà des dés chelous dans l’Égypte antique, Sam. Bon, ça servait a priori plutôt à interpréter des messages divins qu’à savoir si on allait ou non se prendre un coup de hache à travers la gueule en ouvrant une porte bizarre dans le couloir bizarre d’un château bizarre, mais regarde en dessous : ça, ça date des Ptolémées, mon petit. C’est un peu le principe d’une planche Ouija : tu jettes dix fois le dé, ça te donne une suite de lettres et un escroc t’explique ce que le mot que ça donne veut dire avant de te piquer des sous.
– C’est joli et instructif mais ça ne répond pas du tout à ma question.
– Pardon : non, on ne jetait pas encore de dés au 17e siècle. Mais en 1664 [4], un certain Christoph Weikhmann a créé un jeu de guerre, le König Spiel, ou jeu du roi. Il imagine un plateau sur lequel 2 à 8 joueurs déplacent une trentaine de pièces, chacune avec un rôle et des caractéristiques définies à l’avance : le roi, le colonel, les cavaliers, les hallebardiers… T’as même un aumônier. Le but, ce n’est pas seulement le loisir : dans le livre de règles, Weikhmann dit clairement que ça doit servir à se former aux règles du jeu politique et militaire.
– Et ensuite ?
– Ben ensuite, on complique. Un gros siècle plus tard, un entomologiste pousse un peu plus loin le principe : Johann Hellwig. Lui, il s’excite un peu et publie Das Kriegsspiel en 1780, littéralement le Jeu de Guerre.
– Et quand tu dis qu’il s’excite… ?
– Ben le principe reste le même : tu déplaces des pièces qui symbolisent des unités militaires. Mais ça se joue sur un plateau de 1 617 cases tout de même, 49 par 33. Un échiquier, ça en compte 64.
– Ah tout de même.
– Et ce n’est pas tout : Hellwig complique le truc en colorant ses cases pour les faire correspondre à un type de terrain : plaine, montagne, forêt, fleuve… Avec à chaque fois des règles de déplacement propres et des bonus ou des malus de dégâts pour tel type d’unité : une unité de cavalerie qui passe par un marais, par exemple, ça se passe moins bien que dans la plaine. Après le déploiement, on alterne des phases de déplacements et de combats pour remporter la partie en défonçant la citadelle du joueur d’en face. D’autres joueurs vont creuser le filon en inventant d’autres règles pour simuler les effets de la météo, les saisons…
– Ça commence à ressembler sérieusement à un jeu de plateau, mais toujours pas à un jeu de rôle.
– Cesse de piaffer tel le jeune mustang, Sam, ça vient. Et ça ne vient même pas tellement longtemps après, en 1812.
– Toute l’Europe est en guerre et des types trouve le moyen de se refaire de petites parties le soir ?
– Exactement. En 1812, Georg von Reiswitz, crée une nouvelle version du Kriegsspiel, avec pas mal d’innovations que son fils Georg[5] pousse encore un peu plus loin, dans l’idée de le rendre encore plus réaliste. Le jeu ne se fait plus sur des cases mais sur de fausses cartes d’état-major. Surtout, il introduit trois mécaniques complètement nouvelles. La première, c’est qu’on ne joue plus chacun son tour mais en même temps.
– Faut admettre que dans la vraie guerre, tu attends assez rarement que l’ennemi ait joué son tour avant d’essayer de lui péter sa gueule.
– Voilà. Et la deuxième grosse innovation, c’est l’arbitre ou plutôt le Vertraute, ou « joueur neutre ». Et là, on commence doucement à frôler le jeu de rôle parce qu’il n’est pas seulement chargé de vérifier que le comte Helmut n’essaie pas de la faire à l’envers au marquis de Schlumpfvogel en décidant de téléporter ses figurines là où ça l’arrange, il est carrément chargé de créer des scénarios.
– Ah ben on ne s’approche pas un peu du JdR, alors, c’est carrément un maître de jeu, ton joueur neutre.
– Tu fais encore ton mustang sauvage. Non, ça n’est pas encore ça parce que le scénario en question n’est encore qu’embryonnaire. Son boulot, c’est d’imaginer une situation tactique de départ, pas de raconter les trucs horribles qui attend ton personnage dans la nuit épaisse des catacombes. En revanche, il y a déjà des tas de trucs cool.
– Comme ?
– C’est Reiswitz qui invente le principe que les joueurs de Risk connaissent bien : des objectifs différents et secrets pour chaque joueur. Tu crées volontairement un déséquilibre et ça, c’est un sacré moteur de jeu. Il invente aussi plein de mécanismes pour apporter d’autres choses, par exemple la possibilité d’espionner. Pour gagner en réalisme, seules les troupes que peut voir l’ennemi sont placées sur le plateau. Le reste, seul le joueur et l’arbitre savent où elles se situent.
– C’est pas mal du tout.
– Mais c’est compliqué à mort. Les parties doivent prendre des heures, d’autant que chaque joueur transmet ses instructions par écrit au joueur neutre, par exemple. Et puis les règles se compliquent, au fil du temps et ça devient une usine à gaz. Tous les rôlistes connaissent encore ce souci, d’ailleurs : plus tu cherches le réalisme, la règle conçue pour répondre à n’importe quel cas de figure, plus tu risques de flinguer la fluidité du jeu et le plaisir de jouer. C’est un débat vieux comme le monde entre le texte et l’esprit du texte.
– Un peu comme la VAR au foot.
– … Alors ça ne me serait pas venu à l’esprit, mais oui, c’est un peu le même mécanisme.
– Si je me souviens bien, tu parlais de trois mécaniques.
– Tu te souviens bien. La troisième est géniale parce qu’elle multiplie d’un coup les possibles : il introduit le hasard. Avant lui, tel type de pièce faisait tel type de dégats, avec juste un système de bonus ou de malus en fonction du terrain. Lui fait mieux que ça : pour traduire le résultat parfois aléatoire d’un tir d’artillerie, par exemple, il introduit une part de chance.
– Et comment il fait ?
– Il invente les premiers dés chelous contemporains, en l’occurrence sans chiffre mais avec des lettres pour donner le résultat d’un combat. Par exemple, le T, ce n’est pas bon : ça signifie Total Geschlagen, totalement battu. L’échec critique que les rôlistes redoutent, ça vient de là. Aujourd’hui, un fumble, ça veut généralement dire que tu te tires ta propre flèche dans le fion au lieu de buter un troll, pour schématiser. Eh ben en 1824, ça veut dire que ton canon a pété à la gueule des artilleurs.
– … ça devait déjà beaucoup sangloter à l’époque, quand tu sortais un jet foireux au pire moment.
– Oh oui. Et ça ressemble vraiment à certains systèmes d’aujourd’hui, avec le principe de jet contre jet : c’est le résultat comparé des dés de chaque adversaire qui permet à l’arbitre de dénouer la situation. Si tu fais un critique et que l’adversaire a sorti une réussite, l’effet s’exagère : non seulement le canon te saute à la gueule, mais les éclats couchent la moitié des gars qui te restent dans un rayon de 50 mètres. D’ailleurs, Reiswitz invente aussi toute une série de tables statistiques pour gérer les pertes et les dégâts.
– Et ça se vend bien, le Kriegspiel ?
– Oh que oui. Aux armées, déjà : le haut commandement apprécie l’idée d’un jeu qui apprend les bases du combat tactique aux élèves officiers et chaque régiment prussien possède son exemplaire, une sorte de coffret qui ressemble beaucoup aux boîtes de jeu actuelles. Non seulement ça s’exporte un peu partout, jusqu’aux Etats-Unis, mais des tas de variante se développent pour permettre aux élites militaires d’avoir leurs propres wargames, toujours plus complexes et précis. Et comme ça fait ch… certains joueurs, certains développent aussi des versions « allégées » moins complexes et moins rigides. C’est un Allemand au nom français, Verny du Vernois, qui explique le mieux pourquoi, en 1887, dans son livre « Essai sur la simplification du jeu de guerre » où il déplore « les difficultés sans nombre auxquels se heurtent les débutants dans le maniement des tables de décision, des tableaux de perte, etc. » Tu retrouves exactement ce genre de débats chez les rôlistes aujourd’hui.
– Justement, quand est-ce qu’on arrive au jeu de rôle proprement dit, alors ?
– Pour ça, ce sera au prochain épisode.
– TU M’AS DÉJÀ FAIT LE COUP AVEC JEANNE D’ARC.
– Il n’y aura que deux épisodes, cette fois promis.
(… et le second est là :
https://enmarge.org/index.php/2019/05/29/1270/ )
[1] Pour ceux qui ne connaissent pas le JdR : D20 est un raccourci commode pour « dé à 20 faces ». Le dé que tout le monde connaît, à 6 faces, est un D6. Croyez-nous sur parole, c’est le genre d’abréviation précieuse quand on s’emm…nnuie à tenter de comprendre la nature profonde d’un livre de règles de 350 pages.
[2] Au point que c’est la croix et la bannière pour retrouver l’émission, un numéro habilement intitulé « Attention jeux dangereux ». Les responsables ont du s’auto-dissoudre de honte.
[3] Qu’on écrira JdR à partir de maintenant parce que c’est long à taper et qu’on est de gros flemmards.
[4] Oui, nous aussi on pense que ça vient de là, la place importante qu’occupe la bière dans le milieu des rôlistes.
[5] Oui, tout le monde s’appelle Georg. C’est un de ces bordels pour s’y retrouver, je vous jure.
7 réflexions sur « Aux origines du jeu de rôle 1/2 »
Salut, merci pour cet article rafraîchissant. Petite coquille : Verdy était prussien, avec un nom français. https://jdr.hypotheses.org/938
Il a inventé l’arbitrage libre sans règle.
Merci beaucoup, j’avais raté votre message… Je corrige ça 😉 .-JCP
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