Come on baby light my phare
– Tiens, on n’a jamais trop fait dans les histoires de phare. Une seule, sur 200 billets.
– C’est parce que nous tenons un blog éthique et responsable.
– Ah bon, on fait ça, nous ?
– Tu… Bon, peut-être pas tous les jours mais tu m’accorderas qu’on y défend constamment le principe d’une alimentation durable et équilibrée.
– Non seulement je ne compte pas te l’accorder une seule seconde parce que c’est parfaitement faux mais je ne vois pas le rapport avec un phare.
– Ben même avec des pruneaux, c’est tout de même vachement gras.
– Comment ça vachement gr… UN PHARE PATATE, UNE GROSSE LOUPIOTE QUI ECLAIRE LES BATEAUX AU CŒUR COLÉREUX DES MERS DÉCHAÎNÉES, SAM, PAS UN FAR.
– Crie pas. Et puis si ça se trouve tu vas me parler d’un phare breton, en plus.
– Pas du tout : ce phare est anglais.
– Les Anglais et la pâtisserie, tu sais…
– Ce n’est pas un peu fini, oui ? Des phares, ce n’est pas ce qui manque en Grande-Bretagne, et pour cause dans la mesure où tu trouves de la flotte tout autour. C’est bien simple, dès que les Romains ont pointé leurs sandales dans le coin, ils ont commencé à en construire un peu de partout e tu te coucheras moins gland quand je t’aurai dit que celui de Douvres, est toujours debout aujourd’hui. Un bel octogone de 24 mètres de haut qui surplombe la Manche, là où elle la plus étroite.
– Faut pas avoir le vertige.
– Nan. Et encore, celui de Douvres est perché sur une colline, pas perdu sur un bout de rocher en pleine mer comme d’autres phares.
– Faut pas non plus être claustrophobe.
– Entre autres. Gardien de phare, c’est romantique sur le papier mais dans la réalité, c’est dangereux. Tu travailles la plupart du temps dans un espace confiné, souvent seul au monde et sans aucun espoir d’obtenir un secours rapide en cas de problème – or tu baignes dans les problèmes, parfois littéralement vu la force de certaines vagues. Sans compter que t’as quand même une légère pression dans la mesure où tu es aux commandes du seul truc qui sépare les navires d’une côte hérissée de récifs et de courants plus traîtres les uns que les autres.
– Enfin pas aujourd’hui.
– Non, pas aujourd’hui. Mais de l’Antiquité à l’époque moderne, fallait avoir le cœur bien accroché pour aller s’asseoir au sommet d’une aiguille de pierre et de bois pour faire coucou aux marins avec ta grosse chandelle. Non, oublie cette image.
– Aucune chance, j’ai malheureusement une vision de toi en train de faire coucou à des marins avec ta gr… avec ta chandelle pour le restant de mes jours.
– Je vais parler de fanal, d’accord ?
– Et ça éclaire loin, un fanal ?
– Ben ça dépend, pourqu…
– Je me disais que si ça se trouve, on pouvait parfois y voir comme au beau milieu de la journée.
– Non tout de même p…
– Ben t’as le cas du fanal du midi, quand même.
– … Je vais enchaîner, écoute. Mon phare anglais, le Smalls Lighthouse, est plus exactement gallois et on le trouve sur une toute petite île rocheuse en pleine mer, à 30 bons kilomètres des côtes du pays de Galles. Enfin on le trouvait : il y a toujours un bâtiment sur ce bout de caillasse immergé les trois quarts du temps mais c’est une construction de pierre du 19e siècle alors que le phare dont je te parle date de 1775. Et c’était disons plus… rustique.
– Rustique comment ?
– Comme ça.
– Mais c’est construit avec des allumettes, ton truc.
– Pas trop, non, plutôt avec d’énormes poutres de chêne qui forment une sorte de vague cylindre ajouré. C’est conçu pour que le gros des vagues passe à travers sans compromettre la structure. Sans ça, elle ne tarderait pas à se barrer si la construction était fermée. Pour la blague, devine qui a conçu le bousin ?
– Un architecte spécialisé dans la construction de phare ?
– Nope. Un fabricant d’instrument de musique.
– C’est du pipeau.
– Je ne sais pas, on m’a juste parlé d’instruments de musi…
– Non je veux dire que je refuse de croire qu’on a confié le sort d’un gardien de phare à un type qui bidouillait des cornemuses et des flûtiaux.
– Et pourtant. Le brave homme s’appelait Henry Whiteside. L’histoire est connue parce qu’il s’est lui-même s’est fait coincer par le mauvais temps en visitant son ouvrage, en 1777. Il a même failli y rester parce que ses provisions s’épuisaient.
– Mouais. Ça devait tout même méchamment secouer.
– Pas mal, merci, à en juger par la minuscule cahute aménagée au sommet de cette construction qui s’élevait tout de même à 60 pieds au-dessus du niveau de la mer. Et en 1801, après plus de vingt ans passés à se faire constamment gifler par les vagues et le vent, je suis prêt à parier que l’ensemble n’était plus de première jeunesse.
– Il est tenu par qui, à ce moment-là ?
– Par non pas un mais deux gardiens : Thomas Howell et Thomas Griffith. La marine avait imposé cette règle dans tous les phares, histoire de ne pas se retrouver en difficulté. En cas d’accident, un seul opérateur pouvait prendre le relais en attendant la relève.
– Et laisse-moi deviner, un des deux Thomas a eu un problème.
– Oh léger : il est mort.
– Ah merde.
– Comme tu dis. Le type s’est apparemment plaint de malaises avant de casser sa pipe en quelques jours. Ce qui a posé un sacré problème à Howell.
– Pourquoi ?
– Parce que lui et Thomas n°2 ne pouvaient notoirement pas s’encadrer, ce dont leur hiérarchie était parfaitement au courant.
– Bonne idée de les avoir collés ensemble et en pleine mer dans une pièce de huit mètres carrés pendant des semaines.
– Huhu. Quoiqu’il en soit, Howell a eu peur qu’on l’accuse d’avoir comme qui dirait profité de leur isolement pour régler ses comptes avec Griffith de manière radicale. Pas question de flanquer le corps à la baille depuis le haut du phare : il fallait qu’une autopsie puisse avoir lieu.
– On le comprend.
– Sauf qu’en 1801, tu ne décroches pas ton téléphone ou ta radio pour appeler la côte en disant « Heeeey les gars, j’ai 80 kilos de Thomas mort avec moi et ça commencer à renarder sérieusement, vous seriez gentils de ramener vos miches et un grand sac, bisous ». Tu attends la relève.
– Oh…
– Comme tu dis. Howell se retrouve pour le dire autrement coincé en pleine tempête en haut de son phare avec le corps de Griffith et plein d’autres petits copains, du genre gras, blancs et très occupés à se tortiller dans les orbites de son vieux camarade, qui change d’expression à vue d’œil.
– C’est l’heure du petit déjeuner pour beaucoup de lecteurs, tu sais ?
– Et on en profite pour leur adresser un amical salut et leur souhaiter un excellent appétit. Bref, dans le registre, on ne fait guère plus lovecraftien que cette attente interminable dans une vague cabane perchée à 30 mètres au-dessus de la mer avec un cadavre en décomposition.
– Et il fait quoi, Howell ?
– Il fait principalement face à un beau dilemme, partagé entre l’envie de balancer l’infâme carcasse de Griffith par la fenêtre et la nécessité de conserver le corps pour se protéger de toute accusation. Heureusement qu’il est bricoleur dans l’âme, ce garçon.
– Je sens le truc sale, va savoir pourquoi.
– Parce qu’on se connaît depuis 25 ans. Howell décide de se servir de ses vieux talents de tonnelier – son métier de jeunesse – pour fabriquer une sorte de cercueil dans lequel il colle le corps de plus en plus liquido-gazeux de ce brave Griffith. Et pour échapper à une odeur chaque jour plus atroce, il se démerde pour accrocher solidement la bière à une corde avant de la faire passer par la fenêtre de la petite cahute et de le fixer aux garde-corps.
– Bien vu.
– Alors sur le papier, oui. Malheureusement, tu te souviens qu’il y avait comme qui dirait un peu de vent avec des hectopascals qui chient dans la colle un peu de partout, vent six à 7 passagèrement 7 à 8, force virant nord-ouest à ouest dans la nuit puis mollissant ouest le matin, mer très forte à grosse, des rafales, des pluies, des grains ?
– Oooooh ça me rappelle la météo marine de Marie-Pierre Planchon sur France Inter de mon enfance…
– C’était fait exprès. Dit autrement, le phare en prend plein la gueule et le cercueil bricolé par Howell n’y résiste pas.
– Et le cadavre de Griffith part à dame trente mètres plus bas.
– Ah non, c’est toute la beauté de la chose. Le cercueil se disloque mais le corps de Thomas Griffith se coince dans les garde-corps.
– Oh non.
– Si si. La loi de Murphy, niveau expert. Et avec la tempête, ce brave Griffith n’a jamais été aussi en forme. Secoué dans tous les sens, il passe son temps à mettre des petits coups de tête aux lucarnes pour faire coucou à son vieux copain Howell en tapant sur la carreau avec sa tête et son bras. Sa tête décomposée, aux orbites vides, et son bras bouffé aux mites. Dans la nuit noire. En pleine tempête. A quarante bornes de la première habitation.
– Mais quelle putain d’horreur.
– Surtout que ça va durer un peu.
– Mais combien de temps ?
– Dans les quatre mois.
– QUOI ?
– Eh oui. Howell n’avait aucun moyen de communiquer avec la côte en dehors des drapeaux d’alerte qu’on pouvait au mieux distinguer par temps clair. Pendant une accalmie, les gars de la Royal Navy ont bien compris qu’il y avait un souci, mais pas moyen d’accoster au pied de Smallls Lighthouse pendant des semaines, compte tenu des conditions météo. Les équipages qui s’approchaient apercevaient bien une silhouette qui leur adressait des petits gestes de la main depuis la rambarde, mais sans jamais réagir autrement à leurs appels.
– Mais il y a de quoi péter un plomb, là-haut.
– Ah ça, je pense que tu dois finir par t’imaginer de drôles de trucs. Je ne sais pas, que ton vieux copain Griffith cogne au carreau pour rentrer, par exemple et… Ça va ?
– Comme à chaque fois que j’ai l’impression qu’on vient de me faire couler un glaçon à l’intérieur de la colonne vertébrale, oui.
– Le plus beau, c’est que Howell a eu l’immense mérite de tenir son fanal allumé pendant tout ce temps. Chaque soir, depuis la côte, on voyait le fanal s’allumer et jouer son rôle d’alerte au milieu des bourrasques.
– Et le pire, c’est qu’on devait du coup se dire que ça n’était pas si grave, ces signaux d’alerte.
– Exactement. Mais quatre mois plus tard, ils n’ont pas dû être déçus du voyage, les gars de la relève. Entre le cadavre salé aux embruns de Griffith et l’état déplorable de Howell, ils ont dû avoir l’impression de tomber dans un jeu de rôle conçu par un grand malade.
– J’ai une idée ou deux en tête, oui. Il est devenu quoi ?
– Qui, Griffith ? L’heureux propriétaire d’une concession de deux mètres carrés au cimetière du coin. Il n’en est a priori pas ressorti, ce coup-ci. Enfin tu verras cette nuit, t’auras peut-être des nouvelles.
– Je te parle d’Howell, andouille.
– On ne sait pas trop. Il était bien vivant mais complètement incohérent quand on l’a retrouvé, terrorisé, affamé et avec l’air d’avoir pris trente ans en quatre mois. Ses proches ont eu du mal à le reconnaître, paraît-il.
– Tiens ? Étonnant. Et personne n’en a jamais fait un scénario, de cette histoire ?
– Oh si et plutôt deux fois qu’une. Le premier est récent, en plus : 2019, un long-métrage en noir et blanc avec Willem Defoe et Robert Pattinson. L’action est évidemment déplacée en Nouvelle-Angleterre parce que : Hollywood.
– Le Bouffon Vert et Cédric Diggory coincés dans un phare ? Je dois absolument voir ce truc.
– À tout prendre, je te conseille plutôt la version BBC de 2016. Plus sobre, plus fidèle et plus british.
One thought on “Come on baby light my phare”
Quelques minutes avant de lire : « Avec quoi pourrais-je agrémenter la dégustation de mes saucisses-lentilles? Ah, un article sur un phare, parfait ! »
(Oui, des saucisses-lentilles avant dix heures)
(J’avais faim)
Pour un sujet aussi noir, ça a quand même réussi à être très drôle.