Deux mariages et un enterrement

Deux mariages et un enterrement

– Je trouve que ça manque d’histoire médiévale.

– T’as fini Vikings et t’as plus rien à regarder, c’est ça ?

– Exactement. J’ai envie que ça se poutre à grands coups d’épées à travers la courge.

– Ta vision de Moyen Age est fascinante. Un poil réductrice peut-être, mais fascinante.

– Oui oh ça va, pas de ça avec moi, on sait tous que le Moyen Age, ça se limite à des gens sales avec des dents horribles qui se battent pour quelques deniers dans des ruelles sinistres et qui mordent les pièces de monnaie. Avec des moines fous par ci-par là.

On se demande vraiment d’où ça peut venir.

– Je reconnais que ça ressemble beaucoup au Moyen Age vu par le cinéma mais…  

– Et des armures de cinquante kilos. Ah, et des bûchers. Beaucoup de bûchers.

– Je peux parler, oui ?

– Tu y tiens absolument ?

– Oui parce que c’est un tissu de conneries.

– Me gâche pas le plaisir d’une bonne fiction, s’il te plait. J’ai envie de tournois et de blessures bien dégueulasses.

– Ah ça, j’ai.

– A la bonne heure. C’est médiéval ?

– 1559.

– C’est pas du tout médiéval. Tout le monde sait que le Moyen Age s’est arrêté le 12 octobre 1492 à la minute où Christophe Colomb a posé le pied en Amérique.

– Aux Bahamas. Même si je peux te jurer que personne ne s’est dit ce jour-là « Hey, les gars, c’est la fin du Moyen Age, c’est la Renaissance tout le monde devient humaniste et cultivé », je veux bien reconnaître qu’on a déjà pas mal avancé dans la période moderne, en 1559. Mais c’est quand même un tournoi.

« L’époque moderne ? Surfait. C’est mouillé et ça pue le varech. »

– Il y a encore des tournois, au 16e siècle ?

– Oh oui. Justement pour célébrer l’esprit courtois et la belle tradition chevaleresque et des preux du temps jadis.

– Je te sens ironique. C’est de la burne en bâton, c’est ça ?

– L’esprit courtois et la belle tradition chevaleresque ? Plutôt, oui, mais ce serait un poil long à expliquer. Mais bref, j’ai un tournoi et des blessures dégueulasses, tu prends ou tu prends pas ?

– Je prends.

– A la bonne heure. Nous sommes fin juin, en plein Paris, du côté de l’actuelle place des Vosges.

– On organise des tournois en plein Paris ? Mais qu’est-ce qu’on fout coincés dans ce 21e siècle de merde, tu peux m’expliquer ?

– On a des dentistes et l’anesthésie générale. Tu peux te détendre, on n’organise pas souvent des tournois – seulement dans les grandes occasions.

– Et c’est quoi la grande occasion ?

– Un mariage. Enfin deux mariages puisque Henri II, roi de France, marie à la fois sa sœur Marguerite et sa fille Elisabeth, la première au duc de Savoie et la seconde à Philippe II, roi d’Espagne – une manière de solder la longue guerre qui vient d’opposer les deux couronnes.

– Tout de même.

– Voilà. Si ce n’est pas LE jour pour se bourrer la gueule, je ne sais pas ce que c’est.

– Quand tu dis se bourrer la gueule, te connaissant…

– Oui, je ne parle pas au figuré. Comme l’idée qu’Henri II se fait de la grosse nouba compte beaucoup moins de sardines et de Patrick Sébastien qu’aujourd’hui, on est plutôt parti sur le registre de la bonne grosse meule.

– Mais enfin pourquoi ?

– Disons que le roi a un côté Don Quichotte et une belle affection pour les romans de chevalerie. D’où l’idée de marquer la journée par de grandes fêtes et un tournoi à l’ancienne, donc, organisé dans la rue Saint-Antoine.

– Pourquoi là ?

– Pour deux raisons : c’est la rue plus large de Paris et elle passe devant l’hôtel des Tournelles, où Henri II a ses quartiers.

– Bien. Et le programme ?

– TATOUILLE GENERALE. Tout ce que les royaumes de France et d’Espagne comptent de dignitaires en âge de se trouer la paillasse enquillent toute la journée, y compris le roi lui-même – 40 ans tout juste mais beau gosse en diable dans sa belle armure de parade, avec « son visage doulx et meslé de gravité », comme disait du Bellay quand il n’écrivait pas des sonnets pour pomper l’air des élèves de première trois siècles et quelques plus tard.

–  40 ans au 16e siècle, ce n’est pas un peu tard pour aller cavaler partout avec sa grosse lance ?

– Si, mais il démarre peut-être sa crise de la quarantaine, si ça se trouve. C’est soit le tournoi, soit un coupé sport pour aller draguer les minettes.

– Tu me diras que tu continues bien de faire du squash à ton âge avanc… WAHOUILLE.

– Pardon, un faux mouvement. On devrait pouvoir t’enlever ce bol des narines plus tard, c’est sûrement moins enfoncé que ça en a l’air.

– Mrfmmmmmfmmmffff.

– Sa chère et tendre épouse Catherine de Médicis lui explique qu’elle le sent moye, ; d’autant que ses astrologues lui ont dit que c’était complètement moisi, comme journée. Il l’envoie séance tenance aux bains sur le mode « Hahaa, femme impressionnable que tu es ».

– Il aurait dû relire son histoire romaine, lui, je connais un certain Jules César qui avait eu la même réaction. N’lui a pas tellement réussi, de mémoire.

– Tiens, t’as réussi à enlever le bol ? Bref Henri II a peut-être 40 balais, mais c’est un excellent cavalier qui ne se prive pas d’envoyer cul par-dessus tête une première série d’adversaires ce jour-là. Mais il fait une connerie, la même que toi au surf pour le dernier jour.

– La fameuse dernière vague où tu finis le nez dans le sable et la planche en deux.

– Celle-là même, dans sa version « allez, brisons une dernière lance ». Bref, Henri le Deuxième tanne tellement le jeune capitaine de sa garde écossaise que celui-ci finit par accepter, à son corps défendant. Un petit jeune de 20 ans, ce Gabriel de Lorges, mais un petit jeune de haut rang.

– Ah bon, il y a des chevaliers algériens ?

– DE HAUT RANG PAS DE ORAN PATATE. Il est comte de Montgomery et fidèle du roi. Et le brave garçon n’a pas la MOINDRE envie d’affronter son souverain, d’autant qu’il est censé le protéger et que dans la mesure où un tournoi consiste à lancer l’un contre l’autre deux cavaliers à pleine vitesse, chacun équipé d’une lance de bois de 10 bons centimètres de diamètre et finie par une pointe de métal, ça lui parait globalement une idée complètement conne.

– Mais le roi insiste.

– Oui. Et ce que roi veut…Bref, les chevaux se lancent et écoute, c’est à croire que Montgomery a le compas dans l’œil, enfin je me comprends. Les lances se rompent et dans l’élan, le tronçon de celle que porte Gabriel de Lorges ripe sur le métal de l’armure, explose en plusieurs échardes et soulève la visière du heaume avant de traverser le globe oculaire droit du roi pour s’enfoncer loin dans l’orbite. Je peux te dire que la foule a dû faire « oooooh » dans les tribunes, parce que tu sens tout de suite que quelque chose de grave vient de se passer. Tout le monde en a pris plein les yeux, mais le roi un peu plus que les autres, disons.

Oui enfin faudrait voir à pas trop s’écouter non plus, on a vu plus grave.

– Ah putain non pas les trucs dans l’œil, c’est affreux.

– Ah ça, il ne va pas le sortir avec un coton tige, son truc. Pour citer le chirurgien Vésale qu’on ne pas tarder à retrouver, « « un fragment assez grand s’insinua entre le corps de l’œil et la cavité orbitaire droite, de telle manière qu’en frappant cette cavité et en laissant de nombreux éclats sur son côté externe, s’arrêta à cet endroit, se tordit sur lui-même et se mit en tas, après que le cerveau eut subi indubitablement un grand ébranlement ».

– Je vais dégueuler.

– Et même tourner de l’œil, tu veux dire ? Toi non, mais Henri II, ça n’a pas loupé. II titube, parvient à rester en selle le temps qu’on se précipite vers lui mais tombe dans les pommes pendant qu’on le traîne jusqu’à sa chambre, à l’intérieur de l’hôtel des Tournelles.

– Je ne suis pas suspect d’être royaliste mais j’ai mal pour lui, là.

– Ah ça qu’il a tout de même un gros cure-dent planté dans « son visage doulx et meslé de gravité ».

– Il vient de prendre un bon morceau de gravité en plus, là.

– On enlève le plus gros, en, tout cas les six éclats plantés autour de l’orbite, mais pour ce qui est du gros bout de bois qui sort de son orbite, personne n’ose toucher à ce merdier. On le saigne par principe, mais on fait surtout rappliquer à toute allure deux cadors de la médecine de l’époque, des gars à qui tu ferais confiance les yeux ferm… Bref, Vésale et Ambroise Paré.

– Et heureusement.

– Heureusement que quoi ?

– Qu’il se tenait fin prêt.

– CEST NUL SAM ET J’AI D’AUTRES BOLS.

– Pardon.

– Très vite, les deux médecins comprennent que c’est très, très mal barré et donc, serrent très, très fort les fesses. Déjà soigner ça sur le pékin lambda, bon. Mais sur le roi et en sachant qu’aujourd’hui encore, ça ne serait sans doute pas gagné de lui sauver la mise, en tout cas sans séquelles, il y a de quoi se sentir d’autant plus mou du genou que Henri II ne donne pas de signes franchement rassurants.

– Du genre ?

– Son côté gauche est quasiment inerte, il est pris de fièvres, convulse régulièrement et sa plaie commence surtout à cocotter salement. Il y a qu’à presser autour de la plaie pour avoir de quoi faire un gros don de pus, si tu vois ce que je veux dire. Tu reveux de la confiture de framboise, au fait ?

– Écoute ça ira, là.

– Ah ? Bon. Un peu désorientés, Vésale et Paré décident quand même de tenter le coup parce que ben… C’est le roi, quoi.  Paré décide de tenter un geste chirurgical. Mais avant, il demande à s’entraîner.

– … Attends, comment ça, il demande à s’entraîner ?

– Ben on lui fait livrer des têtes de cadavres bien fraîches. Et lui, il leur enfonce des bouts de bois dans les yeux pour s’entraîner à les enlever en faisant un minimum de dégâts. Sûr, pour la framboise ?

– CERTAIN JE TE DIS.

On se démène et il n’est jamais content.

– En tout cas, ça lui permet de mesurer l’ampleur du carnage et Vésale, anatomiste hors pair, l’aide à dresser le tableau, franchement morose : fracture de l’arcade et de l’orbite haute, déchirement des « enveloppes » du cerveau, et lobe antérieur droit du cerveau complètement bousillé.

– Il est foutu.

– En gros. La blessure est mortelle et l’épanchement d’un certain nombre de produits biologiques plus ou moins dégueulasses se fait dans la boite crânienne, avant de virer à l’abcès. Dès lors, tout l’art des deux médecins ne vise plus qu’à une chose : apaiser les souffrances du roi mourant qui sort parfois de son inconscience, assez en tout cas pour 1/ le regretter salement à chaque fois 2/ mettre en ordre ses dernières affaires et donner ses derniers conseils à Catherine de Médicis. Malgré des douleurs épouvantables, il exige aussi la clémence pour ce régicide malgré lui de Montgomery – qui légèrement méfiant, a d’ailleurs déjà pris soin de tailler la route vers son Ecosse natale. Et le roi meurt après onze jours de souffrances, le 10 juillet, à quarante ans, trois mois et dix jours.

– Et Catherine de Médicis, dans tout ça ?

– Elle n’a plus que ses yeux pour pleurer, si j’ose dire – et sans doute pas mal d’amertume en repensant aux avertissements de ses devins, ce qui ne va pas calmer son goût pour les mancies en tout genre. Mais si la mort d’Henri II a marqué les esprits, c’est aussi à cause de Nostradamus, toujours bien vivant en 1559.

– La reine le connaissait ?

– Pas que je sache et ni lui ni personne n’a d’ailleurs fait le rapprochement à cette époque entre la mort d’Henri II et l’un des quatrains de ses Prophéties, le I-35 :

Le lyon ieune le vieux furmontera

En champ bellique par fingulier duelle

Dans cage d’or les yeux luy crevera

Deux playes une, puis mourir, mors cruelle.

– C’est… Fumeux.

– Évidemment que c’est fumeux, c’est une prophétie de Nostradamus. Mais pour celui qui a envie d’y lire a posteriori ce qu’il a envie d’y lire, c’est limpide. Le jeune lion qui furmonte le vieux lion dans un fingulier duel, c’est le jeune comte de Montgomery, dont l’écu affichait un lion, qui déboîte le « vieux » roi Henri, symbolisé par le roi des animaux. Et les yeux crevés, c’est évident quand on décide de se moquer de certains détails comme le fait qu’un seul œil a été touché. La cage d’or évoque le heaume doré du roi, etc.

– Faut pas être superstitieux, quand même.

– Une qui l’était, c’est Catherine, et il faut bien reconnaître que la suite n’a pas dû arranger grand-chose, parce que dans la série collection de cagades, les Valois ont fait très fort. Veuve d’un roi mort par accident, Catherine va voir arriver trois de ses fils sur le trône, et tous vont y rester.

– Mais non ?

– Oh si. François II est monté sur le trône à 15 ans ne va régner que quelques mois, le temps d’épouser Mary Stuart avant de mourir de ce qui ressemble à une méningite.

– Et d’un.

– Charles IX arrive ensuite dans la course, mais il a dix ans – d’où régence de Catherine. Il meurt à 33 ans d’une pleurésie, en pleine guerres de religion et après avoir joyeusement fêté la Saint Barthélémy.

– Et de deux.

– Son frère Henri III lui succède en rappliquant de Pologne où il s’emmerde à cent sous de l’heure. Il va régner 15 ans avant de finir assassiné par le moine Clément.

– Et de trois, fin des Valois.

– C’est ça. Son successeur est un nouvel Henri, le Quatrième.

– Qui ne mourra pas de vieillesse non plus.

– Nope. Et une pareille série de cagades, c’est à ma connaissance un record à l’époque moderne. 

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