Enfer vert et cité perdue

Enfer vert et cité perdue

– C’est vrai ? On va parler d’une cité perdue ?

– Oui.

– Au fin fond de la forêt amazonienne ?

– Bien sûr.

– Menaçante et mystérieuse ?

– Cela va de soi.

– Recherchée avec acharnement par un explorateur qui s’y enfonce avec courage en compagnie de son jeune fils ?

– Précisément.  

– SI TU ME PARLES DE CRÂNES DE CRISTAL JE TE MORDS LES GENCIVES JEAN-CHRISTOPHE.

– Hein ? Ah non, je vois le malentendu… Non, rien à voir avec cet épisode d’Indiana Jones. Qui n’a jamais existé.

Faut reconnaître que les fausses affiches de ce faux film étaient relativement réalistes.

– Pas de crânes de cristal ?

– Nope.

– Juré ?

– Pas l’ombre d’un reflet.

– Jmeméfie.

– C’est parce que tu es un home de peu de foi, ce qui ne va pas t’empêcher de me suivre en 1839. 

– Il se passe quoi, en 1839 ?

– Une très belle année, 1839. Tiens, prends Auguste Avenel : il publie une très alléchante Etude sur les sangsues considérées sous le rapport de leur action thérapeutique.

– Et ? 

– Ah rien, je te le recommande juste, c’est un tournant majeur de l’histoire du 19e siècle.

– Vraiment ?

– Non, c’est chiant à crever.

– C’est fini, oui ?

– Ça va, on peut rigoler. En 1839, un conservateur de la Bibliothèque nationale du Brésil tombe sur un drôle de document à moitié bouffé par les rats, le Manuscrito 512.

– Et ce con décide d’invoquer Yog-Sothoth séance tenante avant de disparaître au beau milieu d’une place de marché bondée en plein après-midi ?

– Non, ça, c’est le Necronomicon et le dernier exemplaire relié en peau humaine est bien au chaud dans mon coff… Oublie. Le Manuscrit 512 est un poil moins spectaculaire et tout aussi anonyme, lui, mais surtout haut en couleurs. Il raconte l’épopée pittoresco-foireuse, un siècle plus tôt, d’un groupe de bandereirantes, une bande d’aventuriers pillards comme le Brésil en regorgeait au lendemain de la colonisation portugaise. A en croire cette « Relation historique d’une grande colonie disparue, grande, très ancienne et sans habitants qui a été trouvée en l’an 1753 », cette bien belle collection de gibiers de potence, « poussée par la soif de l’or », serait par hasard tombée sur les ruines d’une étrange et vaste cité au beau milieu de la forêt amazonienne, dans l’actuel état de Bahia.

– Toujours au Brésil, donc.

– Exactement. Le texte décrit les lieux et mentionne pêle-mêle une sorte d’arc de triomphe romain, des inscriptions tracées dans une langue inconnue, des obélisques, la statue d’un homme nu coiffé d’une couronne de lauriers… Dans l’une des maisons, un des membres de l’équipe aurait même trouvé une pièce d’or gravée. Côté face, un garçon agenouillé ; côté pile, un arc, une flèche et une couronne. L’ensemble évoque clairement une cité antique romaine ou grecque.

– Ce n’est pas un peu réchauffé, le coup de la cité perdue, au 19e ?

– Tu parles. Le texte enflamme vite les esprits des archéologues, des géographes et des savants de tout poil qui se déchirent sur la véracité du texte. Certains le jugent crédibles, et pas tout à fait des tocards : le célèbre Richard Francis Burton, par exemple. Pour eux, l’idée qu’une ancienne civilisation gréco-romaine ait pu exister à une époque reculée au Brésil se défend.

– Hein ? Mais enf…

– On est au milieu du 19e, minou. L’état des connaissances n’est pas le même et après tout, l’idée n’est pas neuve : dès 1541, l’un des membres de la première expédition européenne à descendre des Andes vers l’Amazonie, le dominicain Gaspar de Carvajal, avait affirmé avoir aperçu des Indiens à la peau blanche. Il disait aussi avoir subi l’attaque d’une tribu de femmes guerrières qu’il associait aux Amazones que tu connais dans le monde méditerranéen. Sa description est célèbre : « ces femmes sont très blanches et grandes, elles ont les cheveux très longs enroulés en tresses sur la tête. Fortement bâties, elles sont nues avec des morceaux de cuir pour couvrir les parties honteuses, et vont leurs arcs et leurs flèches à la main, luttant à la guerre autant que dix hommes ».

Si tu veux mon avis, ça prouve surtout qu’il s’était salement attaqué au peyotl, ton dominicain.

Et en même temps, qui sommes-nous pour juger les rêveries de ce cher homme ?

– Peut-être, mais ça a marqué les esprits. Tu crois que ça s’appelle l’Amazonie pourquoi ? 

– C’est vrai, ça vient de là ?

– Pour être honnête, non – c’est une des explications possibles. Il reste que ça explique pourquoi des gens très bien s’intéressent sérieusement au Manuscrit 512. Pour d’autres, en revanche, il ne s’agit que d’une énième variation sur le vieux thème de l’Eldorado, ce pays mythique et gorgé d’or qu’on…

–  … a fini par retrouver à bord du Grand Condor en métal en chantant « Enfant du soleil tu parcours la terre le ciel… »

– Tu sais que tu as foutu ce générique dans la tête de tout le monde pour la journée ?

I’m not even sorry.

– Grand pendard. Bref : cité perdue ou non, l’Amazonie reste au début du 20e siècle une terra incognita immense, impénétrable et mystérieuse. C’est là que Percy Fawcett entre en scène.

– Qui ça ?

Lui.

– Percy Fawcett, un digne représentant de l’Angleterre éternelle né en 1867. L’homme est tout sauf un fantaisiste ou un illuminé. C’est un ancien officier d’artillerie qui a bourlingué de Ceylan à l’Afrique du nord en passant par la Méditerranée, avant de s’intéresser sérieusement à la cartographie au tournant du siècle.

– Maintenant que t’en parles, ça me dit quelque chose. Il n’a pas cartographié les Alpes Maritimes avec son fils, un truc du genre ?

– Pas que je sache, non, pourqu…

– On entend souvent parler des Fawcett à Menton.

– Je vais te faire interner, un jour. Bref : en 1906, la prestigieuse Société de géographie de Londres l’approche pour une mission techniquement compliquée et diplomatiquement délicate : procéder à un relevé précis des frontières entre le Brésil et la Bolivie.

– Ben en soi, ça ne me paraît pas si diff…

– Oh que si. Les deux voisins sont à deux doigts de se bouffer le nez pour de basses raisons économico-territoriales liées à la culture du caoutchouc.

– Dont les cours sont élastiques.

– Demain. Je vais te faire interner demain. L’arbitrage britannique est censé éviter une guerre, rien que ça. De 1906 à 1913, Fawcett participe à six expéditions au cœur de territoires alors inconnus. C’est lui qui découvre la Serra Ricardo Franco, un immense plateau rocheux cerné de falaises infranchissables qui servira de décor au Monde Perdu, le roman de son ami Conan Doyle.

– Ah oui, monsieur a des copains célèbres.

– Et ce n’est pas le seul. Fawcett fournit à Doyle tous les détails que tu retrouves dans ce roman où le professeur Challenger découvre une terre oubliée.

– Je vois. Un monde neuf et pur comme au premier jour, une ode au paradis perd…

– Il est truffé de dinosaures, ton paradis perdu.

– Ah. Bon, mais tu sais que si tu ne bouges pas, ils ne peuvent pas te détect…

– Il serait temps d’admettre que Jurassic Park n’est pas une thèse de paléontologie, Sam.

– Pfff.

– Oublie les tyrannosaures. Fawcett note dans son journal, en 1911 : « J’avais eu vent des histoires fabuleuses qui attendent tout explorateur qui (…) s’aventure dans les forêts éloignées. Elles n’étaient pas exagérées. (…) Des rumeurs font état de pygmées, de mines perdues et de ruines anciennes. Rien n’a été exploré de ce pays au-delà de quelques centaines de berges ceinturant les cours d’eau. »

– Je dois admettre que c’est intrigant. C’est bien simple, je crois entendre la voix off d’une bande-annonce.

– Oui, hein ?

– Tout à fait. J’ai du Percy dans les oreilles.

– … Outre la cohérence des récits et des traditions orales dont il entend parler, il est frappé par certaines découvertes curieuses, comme des fragments de poterie et quelques statues. Il tombe aussi sur de mystérieux monticules de terre qui lui semblent avoir été façonnés par l’homme. En gentleman cultivé, il sait aussi que les premiers explorateurs espagnols et portugais de l’Amazonie avaient mentionné de nombreux vestiges de villes et de routes. Bref, expédition après expédition, Fawcett développe une théorie qui suppose l’existence d’une civilisation ancienne au cœur de l’Amazonie, disparue avant l’arrivée des Occidentaux. Lorsqu’il tombe à Rio de Janeiro sur le fameux manuscrit 512, Fawcett s’en persuade une bonne fois : quelque part au milieu de la forêt, une immense cité disparue l’attend. Une cité qu’il désigne sous le nom de Z dans ses journaux. Et il décide d’y consacrer son existence – ce que raconte le film de James Gray sorti en 2016, avec Charlie « Jax Teller » Hunnam dans le rôle de Fawcett.

« Comment ça, « je vais pas avoir besoin de la moto ? »

– Sa vie pour une éventuelle cité perdue ? A partir de trois tessons de poterie ? Ce n’est pas un peu léger ? 

– Si, et c’est d’ailleurs à peu près l’avis de la Société royale de géographie, qu’il n’arrive pas à convaincre de financer une expédition. Bon, évidemment, comme la guerre de 14 éclate à ce moment-là, ça n’aide pas, d’autant que notre ami ne se défile pas. Artilleur un jour, artilleur toujours : Fawcett se porte volontaire en dépit de sa cinquantaine approchante, et sert plus qu’honorablement dans les Flandres avant de revenir à sa petite manie. Dès 1919, Fawcett tente de nouveau à convaincre ses pairs géographes mais se heurte à un mur : pour toute une nouvelle génération de chercheurs, Fawcett fait figure de relique certes glorieuse, mais obsolète.

– Sa place est dans un musée, quoi.

– Voilà. Aux thèses de Fawcett, les universitaires opposent des arguments solides. D’après eux, aucune civilisation n’a pu s’installer au cœur de l’Amazonie, tout simplement parce que sol est trop pauvre en nutriments pour nourrir la population d’une vaste cité comme cette Z dont Fawcett leur rebat les oreilles. Pour eux, les sources de Fawcett – à commencer par le Manuscrit 512 – se rangent dans la catégorie des faux documents, forgés de toutes pièces par des aventuriers pour convaincre les souverains européens de financer des expéditions délirantes.

– Oh que ça doit lui plaire, à Fawcett.

– Oh oui, t’as qu’à lire son journal :  « convaincre les vieillards de la Société de géographie et les experts des musées londoniens de croire une fraction de ce que je sais être vrai est au-delà de mes forces (…) il était évident que l’Angleterre refuserait son aide à un Christophe Colomb moderne ».

– Un Christo… ? Il ne se prend pas pour de la merde, dis donc.

– Nope. Et comme il est du genre acharné, il se lance tout seul en 1920 avec ses propres moyens dans une expédition qui tourne mal : touché par les fièvres, il doit rebrousser chemin avant de s’enfoncer dans les profondeurs de la zone qu’il a identifiée comme la plus probable.

– Cette fois, c’est foutu.

Nuts. Il y retourne cinq ans plus tard avec son fils Jack et cette fois, avec le soutien de la Société américaine de géographie.

– Tiens, le Nouveau Monde est plus partant pour l’aider que l’Ancien ? 

– Il faut croire qu’il a mieux vendu son projet. Les Américains y voient l’occasion d’un beau coup de com’. Imagine que Fawcett ait raison, c’est l’occasion ou jamais de bien humilier les Anglais.

– Une motivation sans pareille.

– Fawcett doit ceci dit accepter des contreparties. S’il reste plus que discret sur l’emplacement probable de la cité de Z, il s’engage à adresser régulièrement ses rapports aux journaux qui suivent son aventure à distance.

– Attends, mais il a quel âge, en 1925 ?

– 58 ans, mais il peut se vanter d’avoir encore bien la patate. Un beau mélange de maturité et d’expérience au service d’une condition physique exceptionnelle.

« J’ai tout ce qu’il faut, côté Fawcett expérimenté »

– Exactement comme nous.

– J’ai parlé de maturité, Sam.

– Ah oui, merde.

– En avril 1925, Fawcett et ses compagnons quittent Cuiabá, la capitale du Mato Grosso, pour crapahuter à un bon rythme vers le Haut-Xingu avant d’obliquer vers l’est, vers la Serra do Roncador.

– Je ne sais pas du tout de quel endroit tu me parles, tu sais ?

– Eh ben tu ouvres Google Maps, chaton, je ne vais pas te mâcher tout le boulot non plus. Le 29 mai 1925, il adresse un dernier message, relayé par la presse du monde entier : « Nous sommes en ce moment au camp (…) où mourut mon cheval en 1920. Il ne reste que ses os blanchis. Nous pouvons nous baigner mais les insectes nous obligent à ne pas nous attarder un seul instant. Il fait très froid la nuit et frais le matin ; mais, vers le milieu de la journée, arrivent la chaleur et les insectes et, jusqu’à six heures du soir, nous souffrons au camp un véritable martyre. »

– Je n’ai pas vu de séance de camping plus affreuse depuis cette randonnée dans les Alpes, tu sais, quand tu avais un peu force sur le génépi et que tu t’es mis à courir tout nu au milieu du bivouac en hurlant « LAISSEZ-MOI COMMUNIER AVEC MERE NATURE ET SŒUR MARMOTTE ».

– Je… Aucun souvenir.

– Ben tu m’étonnes. Même les bouilleurs de cru du secteur étaient impressionnés.

– BREF la dernière ligne du message de Fawcett se finit sur un ton plus optimiste : « vous n’avez à craindre aucun échec

– Alors ça, dans la catégorie « famous last words », ça relève presque de la provocation.

– Tu as malheureusement raison. C’est la dernière trace que laisse l’expédition. Pendant plus d’un an, personne ne s’inquiète vraiment.

– Ah bon ?

– Ben non. Fawcett avait prévenu que la forêt amazonienne n’est pas franchement truffée de boites aux lettres. Mais en 1927, il faut se rendre à l’évidence : l’expédition a disparu.

– On lance des recherches ?

– Oh que oui, plusieurs même, et pendant des années et des années, au point que le Brésil par les interdire.

– Pardon ?

– Ben au bout d’un moment, on avait tellement de couillons prêts à traverser la jungle sans se préparer un minimum que ça finissait par être plus ridicule qu’autre chose.

– C’est encore un de ces coups où tu vas me dire qu’on ne saura jamais ce qui est arrivé, c’est ça ?

– On ne saura jamais ce qui est arrivé, Sam.

– Tu fais ch…

– … MAIS l’une des hypothèses les plus probables, renforcée par l’enquête du journaliste du New Yorker David Grann, table sur une mort violente. Une tradition orale, recueilli auprès du peuple Kalapalos dans les années 2000, laisse penser que l’expédition Fawcett aurait été attaquée par des Indiens dans la région du Haut-Xingu.

– Et du coup, tu vas aussi me dire qu’on ne trouvera jamais cette putain de cité perdue ?

– Alors…

– ALORS QUOI.

– Alors peut-être que si. Plusieurs périmètres archéologiques intéressants ont été dégagés depuis dans la forêt amazonienne, et un site au moins donne raison à Fawcett.

– C’est-à-dire ?

– Au beau milieu du Haut-Xingu – soit exactement dans la région du Brésil où Fawcett a disparu – on a retrouvé dans les années 90 les traces d’un site baptisé Kuhikugu. Au sens large, il s’agit un vaste ensemble archéologique qui regroupe une bonne vingtaine d’anciennes villes et de villages disparus, répartis sur une superficie qui dépasse largement les 20 000 km².

– Me parle pas.

– Pas loin de trois fois la Corse.

– Me parle déjà beaucoup plus.

– Depuis les années 90, les recherches ont mis en évidence l’existence de profonds fossés et de palissades qui entouraient toute une série de villes et de villages reliés entre eux par un réseau de canaux et de routes larges comme des foutues autoroutes. Toute une série de barrages et de bassins laissent aussi penser que les gens du coin pratiquaient l’élevage de poissons. Exactement comme les tribus qui occupent aujourd’hui la zone.

– Fawcett avait vu juste ?

– D’une certaine manière, oui. La thèse d’une grande cité centrale fait plus que tenir la route. Le complexe X11, découvert sur les rives du lac Dourada par l’archéologue américain Michael Heckenberger a pu a priori abriter de 50 à 60 000 habitants entre le 6e et le 16e siècle.

– Ça commence à faire une sacrée grosse ville.

– Oui, c’est sensiblement identique aux chiffres des principales villes d’Europe à la même époque. Et il y a un petit point fuck off intéressant, au passage. Tu te souviens de l’argument des opposants de Fawcett qui lui expliquaient que le sol de l’Amazonie était trop pauvre pour nourrir une cité importante ?

– Oui.

– Encore aujourd’hui, la composition du sol de la région montre que celui-ci a été transformé par une occupation agricole assez longue pour en avoir modifié les caractéristiques chimiques sur le long terme. La zone est toujours beaucoup plus fertile que le reste de la forêt environnante. Autrement dit, l’idée très occidentale d’une Amazonie peuplée par trois tribus qui se battent en duel a du plomb dans l’aile. Il existait bel et bien des cités amazoniennes capables d’atteindre une taille comparable à celle des villes occidentales.

– Et la cité perdue de Z…

– … s’appelle peut-être bien X11.

– C’est beaucoup moins vendeur.

– Tu préfèrerais des putains de crânes en cristal ?

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2 réflexions sur « Enfer vert et cité perdue »

  1. Les Fawcett à Menton.
    Wo.
    Pu.
    Tain.
    Respect.

    Merci pour cette belle histoire et ces jeux de mots d’une navrance qui confine au génie.

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