L’As de l’évasion

L’As de l’évasion

– Tu sais, moi je suis pour la réconciliation.

– Ah ah, mais oui bien sûr, tu crois que je ne te vois pas venir avec ta bouche en cœur ?

– Oh ça va, c’est un peu de collagène…

– Il n’empêche que tes intentions sont claires, et non, je ne passerai pas l’éponge aussi facilement.

– Mais enfin de quoi… ?

– Tu le sais très bien. Je ne vais pas oublier de sitôt la façon dont tu as honteusement triché pour me voler une victoire nette et légitime.

– Non, s’il-te-plaît, tu vas pas recommencer.

– Oh que si. J’avais gagné.

– Non.

– Bien sûr que si. Trois k, trois w, cinq y, et tous les z du jeu, sur un mot compte triple, 400 points.

– Je t’ai expliqué que…

– Qu’il fallait que le mot figure dans le dictionnaire, absolument, et il y était.

– Pas n’importe quel dictionnaire.

« On va vite manquer de k et de y. »

– Mauvais perdant, c’est tout.

– Ecoute, si tu veux, comme je le disais je suis pour la réconciliation.

– Mais si tu ne voulais pas parler de ce scandale historique, tu avais quoi en tête ?

– Oh, une broutille en comparaison. La Seconde Guerre Mondiale.

– Ca faisait longtemps. Plus précisément ?

– Les prisonniers de guerre.

– Ca tourne à l’obsession.

– Oui mais justement. On a parlé des stratagèmes déployés pour aider les soldats à ne pas se faire prendre puis à s’évader, et de quelques-unes des plus belles fuites de la prison censée les empêcher, mais toujours du côté des Alliés.

– C’est-à-dire que sur le principe savoir que des soldats de l’Axe restent en prison ça me heurte moins.

– Bien sûr, pour autant ils n’étaient pas plus intéressés à l’idée de moisir entre quatre murs, et ça me semble pas injuste de te parler d’un Allemand qui est devenu légendaire pour sa capacité à ne pas rester en place. En plus, s’il n’était pas évident de rentrer en Grande-Bretagne quand tu étais enfermé au cœur de l’Allemagne, lui il a réussi à rentrer à la maison en traversant l’océan.

– L’océan ? Comme…l’Atlantique par exemple ?

– Précisément.

– Mais alors, il était prisonnier en Amérique ?

– Oui.

– Et il s’est évadé vers l’Allemagne ?

– C’est ça. Il est considéré comme le seul prisonnier de l’Axe à y être parvenu. Quelques autres sont partis mais ont été repris, et sinon il y a un sous-marinier qui a dit en avoir fait autant, mais on n’a pas pu le prouver.

– Alors que ton gars, on est sûr ?

– Ah ben oui. Parce qu’il est devenu un enjeu diplomatique international par la même occasion, et qu’il n’a rien fait pour être discret.

– Je veux des détails. On parle de qui ?

– Werra.

– Vera ? C’était une femme ?

– Non.

– C’était un flingue ?

– Non. C’est Werra. Plus exactement, l’oberleutnant Franz von Werra.

– A tes souhaits.

– Von Werra, appelons-le Franz, est un pilote de la Luftwaffe. Il se fait remarquer dès avant la guerre par son attitude bravache et flamboyante. Il roule en voitures de sport, fait le malin…

– C’est le Maverick de l’époque.

– C’est ça. Il possède un lionceau, qui devient la mascotte de l’escadron, prénommé Simba.

« Walt Disney Inc. dément avoir eu toute connaissance des fréquentations nazies de Simba et cesse immédiatement toute collaboration avec lui. Toutes les éditions existantes du Roi Lion sont retirées de la vente, et une nouvelle version précédée d’un message expliquant le contexte particulier… »

Par ailleurs, Werra se plaît à piloter avec une veste rouge, ce qui lui vaut le surnom de Diable Rouge.

– Un pilote de guerre allemand à particule associé au rouge, ça peut finir par faire mal.

– Tu ne crois pas si bien dire. En mai 40, pendant la bataille de France, Werra abat 4 appareils français en une seule journée et devient ainsi immédiatement un as. La presse allemande ne manque pas de parler de ce redoutable Diable Rouge. A la fin mai, il totalise 8 victoires. Puis le 25 août il en gagne encore 4 dans le ciel de l’Angleterre, sans compter 5 appareils qu’il détruit au sol.

– C’est objectivement une belle perf. Il peut se la péter un peu.

« C’est pour un passage bas au niveau de la tour… »

– Franz totalise 13 victoires sur des appareils britanniques et français quand il prend l’air le 5 septembre 1940 et fait à nouveau route vers l’Angleterre. Ca se passe moins bien pour lui, puisque son appareil est sévèrement touché. Il parvient néanmoins à se poser en catastrophe.

« Bon, ok, peut-être un peu trop bas. »

Franz est immédiatement capturé et emmené dans une caserne. D’où il tente de s’échapper, mais sans succès.

– On peut pas être bon en tout.

– Détrompe-toi. Werra passe les deux semaines qui suivent sur le grill, interrogé par les agents du renseignement militaire du MI9. Non seulement il ne leur dit rien, mais il parie que les Britts ne pourront pas le garder plus de six mois. Il est alors transféré vers un camp de prisonniers en bonne et due forme. Il s’en échappe le 7 octobre pendant une marche en dehors du camp, en profitant d’une diversion fortuite sur la route.

– J’ai parlé trop tôt.

– Il est retrouvé dans la nuit du 10…

– Ah ah, non.

– Et trouve le moyen de fausser compagnie à ses gardes à la faveur de l’obscurité. Tu devrais atteindre la fin parce que Franz von Werra va en fait s’avérer aussi glissant qu’une anguille savonneuse. Il est rattrapé le 12 alors qu’il se planquait dans une tourbière, et passe 21 jours à l’isolement.

– C’est fini là ?

– Pour cette fois, oui. Le 3 novembre, Franz est transféré au camp de Swanwick. Il y rejoint la Compagnie d’Excavation de Swanwick.

– Ah ben c’est bien ça, de mettre à profit sa captivité pour travailler. Cela dit, pour des prisonniers, je ne suis pas sûr que l’excavation…

– La Compagnie d’Excavation de Swanwick c’est la traduction de Swanwick Tiefbau AG. Autrement dit, c’est un groupe de prisonniers allemands qui avait entamé la construction d’un tunnel. Les travaux avancent bien, et ce dernier est terminé le 17 décembre. Dans la nuit du 20, Werra et 4 complices se font la malle avec des faux papiers et billets, pendant une alerte aérienne.

– Ce garçon ne tient pas en place.

– Ah non. Les autres fuyards sont repris rapidement, mais Werra se fait passer pour un officier d’aviation néerlandais, notamment grâce à un faux uniforme de la RAF. A l’époque il y avait un certain nombre d’officiers alliés continentaux qui avaient pu rejoindre la Grande-Bretagne après la défaite de leur pays, par conséquent un aviateur avec un accent continental qui dit être néerlandais, c’est tout à fait plausible. Il explique à un conducteur de train qu’il a été abattu et cherche à rejoindre sa base de la RAF.

– Mais…si c’est pour retourner dans une base de l’armée c’était pas la peine de sortir Franz, faudrait savoir ce que tu veux.

– C’est un pilote. Son idée est de prendre un avion pour rentrer à la maison, d’où le choix d’une base aérienne. Le conducteur de train marche, et l’emmène. Il est également interrogé par des policiers, qui sont aussi convaincus. Franz arrive ainsi à l’aérodrome de Hucknall, près de Nottingham. Là, le chef d’escadrille Boniface vérifie son histoire en appelant sa supposée base d’attache. Pendant ce temps Werra s’excuse pour aller aux toilettes, et file dans un hangar.

– Ca se présente bien pour l’instant.

– Ce qu’il ne sait pas, c’est que la base d’Hucknall est divisée en deux secteurs. Le premier est à la main de la RAF, qui s’en sert pour mener ses opérations. Le deuxième est géré par Rolls Royce, qui l’utilise pour tester de nouveaux avions. Von Werra se trouve donc nez à nez avec un Hawker Hurricane Mk 2, autrement dit un prototype amélioré du Hawker Hurricane, encore secret. Il ne se démonte pas, et commence à expliquer au technicien qu’il est là pour réaliser un essai.

– Et ça passe ?

– Et ça passe. Franz s’installe dans le cockpit, et commence à se familiariser avec les commandes, quand le commandant Boniface débarque à la dernière minute l’arme au poing pour l’arrêter.

– Non seulement il a failli se faire la malle, mais en plus en ramenant un prototype secret en Allemagne.

– C’est ça. A partir de là, les Britanniques se disent que ce type devient un rien pénible, et qu’il est temps de l’éloigner un peu. Ils le confient à la Duchesse d’York.

– Elle a une pension pour prisonniers récalcitrants ?

– Non. La Duchesse d’York est un paquebot.

– Hey, dites donc !

– Quoi ? Vive la République !

Un paquebot transatlantique, par lequel est envoyé le premier contingent de prisonniers allemands vers le Canada.

– C’est sûr que ça fera plus loin pour revenir.

– C’est l’idée. On va les envoyer en plein hiver canadien, ça devrait leur passer l’envie de sortir sans permission. Mais il faut déjà qu’ils arrivent. Franz fait figure de héros pour ses compatriotes, et est l’objet d’une vigilance particulière. Il réussit néanmoins à faire ami-ami avec l’équipage, notamment la brigade de cuisine. Il se porte volontaire pour éplucher les patates, noue des liens avec les marins, et finit par se balader un peu partout en dehors des zones autorisés, y compris dans la salle des machines.

– Mais enfin les gars…

– Par ailleurs, il travaille évidemment à un plan d’évasion avec d’autres prisonniers, dont des officiers sous-mariniers. Ils savent que le Duchess a pour destination le Canada, alors que le reste du convoi fait route vers l’Afrique. Ils envisagent donc tout simplement de prendre le contrôle du bateau quand il sera seul. Cependant il s’avère qu’un bâtiment de guerre reste pour les escorter, donc le plan tombe…enfin reste à l’eau.

– Ils arrivent au Canada ?

– Oui. Les prisonniers débarquent à Halifax, et prennent le train vers le camp. Un voyage qui dure plusieurs jours. Les prisonniers, regroupés par quatre, occupent un compartiment surveillé par trois gardes, et comme il ne fait pas chaud on leur distribue des couvertures. Dans la nuit du 23 janvier 1941, les trois camarades de Franz lui offrent une couverture, avec leur couverture, pendant qu’il ouvre la fenêtre et saute. Mieux, ils dissimulent sa disparition pendant plusieurs heures, et elle n’est découverte que dans l’après-midi, quand le train est déjà bien loin.

– Il a encore réussi.

– Oui, sauf qu’il est au milieu du Canada en plein hiver.

« Le plus dur est f…non. »

Werra met le cap vers le sud.

– Parce qu’il fait moins froid.

– Surtout parce qu’aux sud ce sont les Etats-Unis.

– Et ?

– Et en janvier 41 les Etats-Unis sont neutres dans le conflit. Au Canada, il est un prisonnier de guerre. S’il passe la frontière, il est un citoyen allemand dans un pays étranger.

– Bon ben allez, direction la douane.

– Sauf que la frontière s’appelle le Saint-Laurent. Werra, qui se pèle sérieusement, réussit à atteindre la ville de Johntown, qui est précisément située au bord du fleuve, c’est-à-dire en face des Etats-Unis. Franz décide d’attendre la nuit pour traverser le Saint-Laurent à pied, puisqu’il est gelé.

– Ca a au moins cet avantage.

– C’est ce qu’il croit. Sauf qu’au milieu de la traversée, il tombe sur une zone non prise par la glace. Il fait donc demi-tour, trouve un canot sur la rive canadienne, et le tracte sur la glace jusqu’à l’eau libre. Tout cela alors qu’il commence à avoir des engelures et ne sent plus trop ses doigts. Aussi, il n’a rien mangé depuis 24 heures. Il parvient néanmoins  à traverser, et se retrouve à Ogdensburg, état de New York.

– Belle performance.

– Von Werra se rend alors à la police d’Ogdensburg en tant qu’officier allemand ex-prisonnier de guerre. Des journalistes sont prévenus, et il raconte son histoire en l’enjolivant comme il faut.

« J’ai proposé à l’ours de devenir la mascotte du régiment, il était d’accord. »

Le 25 janvier, Franz fait la couverture de plusieurs journaux US, et le Times publie un article sur son aventure de son correspondant à New York. De son côté, l’ex-prisonnier contacte le consulat, qui lui envoie un avocat puisqu’on lui reproche d’être entré illégalement sur le territoire. En attendant, von Werra est remis en liberté contre une caution de 5 000 dollars payée par le consulat. Et il file à New York.

– C’est l’heure de faire la fête.

– Certainement. Ca lui permet en outre d’échapper à une demande de remise de la police de l’Ontario auprès du commissariat d’Ogdensburg. Les autorités canadiennes le poursuivent en effet pour vol.

– Vol ?

– Vol d’un canot d’une valeur de 35 dollars. Sur le papier c’est pas l’affaire du siècle, mais c’est un délit qui ne peut pas être jugé aux Etats-Unis, et qui est donc susceptible de justifier une extradition. Franz von Werra devient alors un enjeu diplomatique entre le Canada et la Grande-Bretagne d’une part, l’Allemagne de l’autre, et les Etats-Unis au milieu. L’ambassade allemande à Washington annonce qu’au vu de l’importance que le Canada semble accorder au canot, Werra remettra aux autorités américaines la somme de 35 dollars afin que le mandat à son encontre puisse être retiré.

– Ca trolle à l’ambassade.

– Oui, mais ça ne suffit évidemment pas à satisfaire les Canadiens, qui veulent remettre la main sur le fugitif. Les Britanniques s’inquiètent certes de la possibilité du retour en Allemagne d’un pilote expérimenté et manifestement capable, mais surtout von Werra a une expérience de première main de leurs méthodes d’interrogation.

– Ah oui, ça pourrait être problématique.

– Cela dit ils s’inquiètent pour rien. Je veux dire par là qu’il est trop tard. Dès que Werra est rentré en contact avec les autorités consulaires, il a rédigé un rapport complet sur ses interrogatoires, qui a immédiatement été adressé à Berlin. La Luftwaffe met à jour ses consignes, et les officiers du renseignement militaire britannique constatent sans tarder que les aviateurs allemands nouvellement prisonniers sont beaucoup plus difficiles à manœuvrer. Un manuel sur le comportement à adopter dans l’hypothèse d’une capture, réalisé à partir des rapports de Werra, est distribué à tous les aviateurs allemands.

– Le mal est fait.

– Pour l’essentiel, oui. Pendant ce temps, Franz devient un héros national en Allemagne, et une sensation à New York. Il visite la ville et prend du bon temps, ce que les journaux ne manquent pas de relater. Il faut dire que Franz est un bon client et se prête au jeu.

Il occupe aussi son temps en envoyant des cartes postales, notamment aux officiers des camps où il a été détenu en Angleterre, en particulier Boniface.

– A ce niveau de cabotinage, il me devient réellement sympathique.

« Ici, la ville ne dort jamais. Un peu comme Londres avec les bombardements, lol. »

Néanmoins le bras de fer avec le Canada continue, et l’ambassade d’Allemagne se dit qu’il est temps qu’il rentre. Le 23 avril, la presse américaine annonce que von Werra a disparu. Le procureur de New York le soupçonne d’être au Pérou, sans doute en route vers l’Allemagne. Bon, en fait il est juste allé à la gare pour prendre un train jusqu’à El Paso. De là, il passe la frontière à pied, déguisé au milieu d’un groupe d’ouvriers agricoles mexicains qui font l’aller-retour.

– Je suis presque déçu qu’il n’ait pas fait le Rio Grande à la nage.

– Une fois au Mexique, le consulat organise son retour en Allemagne via le Pérou, le Brésil, l’Espagne, et l’Italie. Là il apprend qu’il a été décoré par Hitler et promu capitaine par Goering. Goebbels lui demande d’écrire un livre sur son expérience des camps de prisonniers britanniques, dans l’espoir d’alimenter la propagande sur leur caractère inhumain. Au lieu de ça, le manuscrit de von Werra finit censuré par qu’il décrit au contraire ses gardiens comme plutôt humains.

– Il est réglo en plus.

– Tout à fait. Il va même jusqu’à souligner que si des prisonniers allemands ont été maltraités, c’est sans doute parce qu’ils l’ont un peu cherché. Franz est nommé chef d’escadrille le 1er juillet 1941, et il est envoyé sur le front de l’Est.

– Aïe.

– Non, au contraire. Il y est crédité de 8 victoires supplémentaires, ce qui porte son total à 21. Il n’ira pas plus loin.

– Il est descendu ?

– Même pas. Il s’abîme tout seul en mer pendant une patrouille côtière aux Pays-Bas le 25 octobre 1941. C’est également l’occasion de sa dernière évasion, puisqu’on n’a jamais retrouvé son corps. Son histoire a fait l’objet d’un livre, plus tard adapté à l’écran, qui porte le surnom que lui ont donné les Canadiens.

– A savoir ?

– Celui qui s’est tiré.

Paraît que c’est pas facile de le trouver.

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2 réflexions sur « L’As de l’évasion »

  1. Je ne m’explique pas comment j’ai pu passer à côté de ce site pendant tant de temps. L’écriture très agréable, la présentation ludique de vos articles, leur diversité et les sources et recherches que l’on devinent en arrière-plan sont remarquables. Je vais de ce pas rattraper mon retard et attendrai avec impatience la suite.
    Merci pour ce travail de qualité !

    PS : serait-il possible d’envisager de rajouter à la fin des articles les documents, ouvrages ou sites consultés pour leur rédaction ?

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