La guerre d’Essex

La guerre d’Essex

– Oui oh ça va hein.

– Pardon ?

– C’est ça, fais le malin.

– Je…je crois que j’ai raté un truc. Si tu veux bien prendre la peine de m’expliquer, sans vouloir abuser, je ne dis pas non.

– Mais oui, fais l’innocent en plus.

– Enfin qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne veux pas pousser, mais en savoir un peu plus sur l’accusation afin de pouvoir un peu de me défendre, si c’est pas trop demander…

– Mouais, je pense quand même que tu fais semblant. Tu crois peut-être que je n’ai pas remarqué ton petit air satisfait, hein ?

– Pour ma défense, depuis le temps qu’on me le dit je n’y pense plus.

– L’argument est valide, mais je trouve que ça ne s’est pas arrangé. Plus particulièrement depuis la Méduse.

– Enfin, qu’est-ce que tu lui reproches à la Méduse ?

– Rien, bien au contraire. Mais je sens que tu es très content de toi, d’avoir déniché une histoire édifiante et qui en plus a inspiré une œuvre artistique majeure.

– Ah ben, le fait est que c’est un beau doublé.

– Oui, indubitablement, n’empêche que c’est pas une raison pour crâner, c’est tout ce que je dis.

– Mais…mais enfin pas du tout. C’est un procès d’intention. Tu me prêtes de bien mauvaises motivations.

– On ne prête qu’aux riches.

– Alors là bravo, on sort les arguments de haute volée.

– Oui, hé ben en attendant il se trouve qu’il y en a d’autres des histoires comme ça. Voilà. C’est tout.

– D’accord, un peu de saine émulation, voilà qui est tout à fait recommandable. Je t‘écoute.

– Il faut donc que je te raconte une autre histoire de naufrage, celle de l’Essex.

– Alors c’est pas pour te couper dans ton élan et être pénible ni rien, mais on dit « des », pas « de les ». Et puis autant je compatis pour tes avanies personnelles, mais c’est pas un naufrage pour tout le monde, si tu vois ce que je veux dire.

– Tes content de toi, hein ?

– Pour le coup un peu, oui.

– Je te parle du navire baptisé Essex, petit malin. Un bâtiment basé à Nantucket, l’ile de la côte du Massachussetts qui s’était fait une spécialité…

– Je sais, de la chasse à la baleine.

– Voilà. L’Essex est un trois-mâts lancé en 1799, d’une longueur de près de 27 mètres, qui accueille typiquement un équipage d’une vingtaine d’hommes pour ses campagnes. Après une carrière qui lui a valu la réputation d’être un navire plutôt chanceux, il s’apprête en 1819 à partir pour ce qui doit être sa dernière expédition. A cette occasion, c’est George Pollard, 29 ans, qui en sera le capitaine. C’est la première fois que Pollard prend le commandement, mais il a navigué plusieurs années à bord de l’Essex comme second puis premier officier.

– Ah oui, le premier officier c’est aussi celui qu’on appelle le second, ce qui fait que le second officier est en fait logiquement le troisième.

Euh…ouais. Sans doute.

– Puisqu’on en parle, Pollard est assisté des officiers Owen Chase et Matthew Joy. Il embarque également son cousin, Owen Coffin, dont il a promis à sa mère qu’il veillerait sur lui au péril de sa propre vie. Il convient également de mentionner le jeune Thomas Nickerson, mousse de 15 ans. Au total, 21 marins et harponneurs qui prennent la mer le 12 août 1819. Pour Nickerson dont c’est la première fois, c’est « le plus beau jour de sa vie ».

« Vous connaissez Il était un petit navire ? »

– L’Essex pour la première fois à 15 ans, c’est un peu jeune quand même.

– Non, c’est la norme à l’époque.

– Krr krr.

– C’est fini oui ? L’expédition est prévue pour près de trois ans. Elle doit emmener l’Essex au large des côtes Pacifique de l’Amérique du sud.

– Pour y massacrer un max de baleines, bande de sales types.

– De cachalots, pour être exact. Comme la plupart des baleiniers de Nantucket, qui se sont spécialisés dans cette chasse après avoir provoqué la quasi-disparition des populations de baleines franches. Le cachalot est plus intéressant en termes d’exploitation, car il est plus riche en huile. En outre, la tête d’un cachalot contient jusqu’à 4 tonnes d’un produit également très recherché, le spermaceti.

– Pardon ? Franchement, tu le fais exprès.

– Même pas. Egalement appelé « blanc de baleine », il doit son nom précisément au fait qu’on a d’abord pensé qu’il s’agissait du liquide séminal de ces grosses bêbêtes.

– Qui aurait donc été stocké dans sa tête ?

– Oui, bon, tu sais les naturalistes de l’époque n’avaient pas toujours des intuitions géniales.

« Pardon, j’ai une tête de quoi vous avez dit ? »

Toujours est-il que le spermaceti, outre le fait de donner son nom anglais de sperm whale au cachalot…

– J’ai rien dit.

– Est utilisé pour la fabrication de cosmétiques, le tannage du cuir, comme lubrifiant, pour fabriquer des bougies ou du savon, ou comme composant dans l’industrie pharmaceutique.

Franchement, si ça vous fait pas penser à une grosse bougie…

Sachant qu’on extrait également de l’ambre gris des cachalots. Bref, économiquement parlant c’est une bonne affaire, et ça vaut le coup de s’embarquer à six dans des chaloupes de 7,5 mètres pour aller harponner des bestioles qui sont jusqu’à trois fois plus grandes.

– Mouais.

– Non mais je ne suis pas en train de dire que c’est bien, je t’explique la motivation du truc.

– Eh ben moi ça m’irait aussi bien s’il coulait tout de suite sans avoir rien attrapé ton Essex.

– Figure-toi qu’il ne passe pas loin. Après seulement deux jours, il se prend une tempête qui le met sur le flanc et détruit une de ses voiles. Deux de ses cinq chaloupes sont perdues, et une troisième est endommagée. Le capitaine envisage de rebrousser chemin pour procéder à des réparations, après tout ils ne sont par définition qu’à deux jours du port, mais son second Owen Chase le convainc de continuer. Il pense qu’on doit pouvoir remplacer les chaloupes manquantes aux Açores. Manque de bol, pas de chaloupes disponibles une fois sur place. L’Essex part donc à la chasse avec juste ce qu’il faut de chaloupes.

– Les histoires de bateaux qui n’ont pas assez de canots, ça finit toujours bien.

– Pfff, défaitiste. Le voyage se déroule plutôt bien, en fait. L’Essex attrape une première baleine avant de passer le Cap Horn, 5 semaines plus tard, pour rejoindre sa zone de pêche au large des côtes sud-américaines. Mais elle s’avère vide de baleines. Du Cap au Pérou, l’équipage ne repère que 10 cétacées.

– Et c’est pas assez.

– Le capitaine prend alors la décision de pousser vers le large et de s’aventurer plus loin dans le Pacifique, vers une zone supposée riche en cachalots.

– Youpi, sales types.

– Avant cela, l’Essex fait étape dans les Galapagos, histoire de s’attirer encore plus ta sympathie.

– Comment ça ?

– L’équipage y capture plus d’une centaine de tortues d’environ 50 kg chacune. Qui font office de bétail.

– Effectivement, je les aime de plus en plus.

– T’as encore rien vu. Pour s’amuser, parce qu’on doit sans doute se faire sévèrement suer pendant des semaines en mer, un matelot allume un feu sur l’île Charles/Floriana, sauf qu’en pleine saison sèche, c’est toute la végétation de l’île qui prend feu. L’incendie ravage l’île pour longtemps, et a certainement causé la disparition d’une espèce de tortue et d’une autre d’oiseau.

– Mais quel con !

– Pollard est d’accord avec toi, et il est furieux. Mais bon c’est fait, il est temps de repartir. Ce qui nous amène à la date fatidique du 20 novembre. Le jour de la revanche.

– Tu m’intéresses.

– A ce moment, l’Essex a chassé, ramené à bord, et dépecé plusieurs baleines. Il se trouve à quelques 2 800 bornes des Galapagos. Pollard mène deux chaloupes en chasse tandis que Chase, le second, est resté à bord pour superviser des réparations. Il repère un énorme cachalot.

– Enorme comment ?

– Il l’estime à pas loin de 30 mètres. Plus de 25, c’est sûr. Bref, il est grand comme le bateau. Il se trouve à une cinquantaine de mètres de l’Essex, et lui fait face. Puis il le charge à une vitesse que Chase estime à une bonne vingtaine de km/h.

« VENGEANCE ! »

Sachant qu’un cachalot moyen fait environ 40 tonnes, et que de l’avis des intéressés, qui s’y connaissent un peu, celui-là n’a rien de moyen, tu imagines le choc. Tous les passagers se retrouvent sur le cul, et la coque prend l’eau. La bête passe alors sous le bateau et continue à le malmener. Chase raconte qu’il l’entend attaquer la coque de ses dents.

– Ben oui, faute d’ouvre-boîte…

– Quand la baleine repart, les hommes commencent à activer les pompes pour traiter les voies d’eau. Enfin, ils essaient, puisqu’un homme signale alors que le cachalot a fait demi-tour et fonce vers le flanc du bateau. Il le percute de plein fouet au niveau de la proue. L’Essex chavire, et l’eau envahit la cale. L’équipage se précipite pour mettre à l’eau la chaloupe restante et y entasser autant de matériel et de vivres (y compris les tortues) que possible.

Dessin du mousse Thomas Nickerson.

– Et bim, ça vous mate, l’eau !

– L’équipage doit être aussi abattu que moi en cet instant. Le capitaine revient vers l’Essex, qui est en train de gentiment couler, et demande à son second, genre, ce qui est arrivé à son bateau. Ce dernier lui répond benoîtement qu’il s’est fait éperonner par un cachalot. C’est la fin de la carrière de l’Essex.

– Un bateau « chanceux », hein ?

– Tout a une fin.

– Mais au fait, le cachalot vengeur, il en reste là ?

– Oui. Il est manifestement content d’avoir défoncé le bateau et repart à ses affaires.

« No, I don’t swallow the seamen. »

– Cela dit, les cétacés sont des créatures intelligentes et je serais ravi de savoir qu’ils ont décidé de rendre les coups, mais on a une idée de ce qui a provoqué l’attaque ?

– La théorie la plus citée est que le bruit des réparations à bord du navire a été perçu par le cachalot comme un signal sonore agressif. Il n’est pas exclu qu’il ait vu l’Essex comme un rival. Quoi qu’il en soit, les 21 membres d’équipage sont désormais entassés sur les trois chaloupes, au milieu du Pacifique. Ils peuvent récupérer un peu de matériel sur l’Essex avant qu’il finisse de couler, mais ça va pas loin.

– Plus précisément ?

– Le capitaine et les officiers prennent le commandement des chaloupes. Chacune dispose de deux tortues, 100 kilos de biscuits, et 245 litres d’eau. Et chaque chef d’équipage a un pistolet ou un mousquet. La question la plus urgente est de savoir dans quelle direction aller. Enfin, essayer d’aller, parce qu’ils n’ont pu récupérer que quelques équipements de navigation, et se sont bricolé des voiles de fortune qui les mettent largement à la merci des vents et courants.

– Quelles sont les options ?

– Pollard envisage de se diriger vers les iles Marquises et Société, qui sont relativement proches, de l’ordre de quelques semaines si tout va bien. Mais Chase et Joy le font changer d’avis. Ils lui conseillent de surtout éviter ces destinations.

– Pourquoi donc ?

– Les cannibales, malheureux ! Si les hommes posent le pied sur ces terres, à tous les coups ils vont finir boulottés. Et s’il y a un truc que les hommes de l’Essex veulent vraiment éviter, c’est d’être mangés. Ce serait moche de finir comme ça, non ?

– Euh, oui, mais pourquoi tu insistes lourdement sur ce point ?

– Pour rien, t’inquiète.

– Mais au fait c’est vrai qu’il y a un risque à aller aux iles Marquises ou Société ?

– Non. Ca fait des années que des missions y sont installées, l’appréhension des officiers ne repose sur rien. Mais du coup Pollard accepte alors l’idée de partir plutôt vers le Pérou ou le Chili, même si ça représente plus de 7 000 km contre les courants et les vents dominants. Il prévoit donc un voyage de deux mois, ce qui implique d’emblée un sévère rationnement. On part sur environ un tiers des besoins quotidiens. Genre une demi-pinte de flotte par jour.

– UN DEMI PAR JOUR ?! MAIS PERSONNE NE PEUT SURVIVRE AVEC AUSSI PEU !!!

– Va vient du cœur. Ca va effectivement être tendu. D’autant que ça commence mal d’emblée. Leurs biscuits ont pris l’eau (de mer), et sont donc très salés. Les hommes se déshydratent à mesure qu’ils mangent. En plus, la chaloupe de Pollard est endommagée après avoir été attaquée par des orques.

– Hein ?! Mais enfin ils ont horreur de la flotte ! Et qu’est-ce qu’ils foutent au milieu de l’océan ?

« La Nouvelle-Zélande c’est par où ? On est attendus pour un tournage. »

– Non, des épaulards.

– Ah. Oui.

– En plus, les vents sont contraires, et de fait les rapprochent des iles Société et de Tahiti.

– Ce serait l’occasion de changer d’avis.

– Oui mais non. Ils préfèrent persister à vouloir aller vers l’est. Et par conséquent, à ce stade, on boit son urine.

– A la vôtre.

– Littéralement. Le 20 décembre, ils abordent l’ile Henderson. Ils y passent une semaine, mais constatent que s’il y a de l’eau douce, il n’y a pas de quoi les nourrir sur la durée. Trois hommes décident cependant d’y rester, les autres reprennent la mer en direction de l’ile de Pâques, à environ 1 900 km.

– On est donc à 6 par embarcation.

– Exact. Après un réveillon plus que moyen, le 10 janvier, Matthew Joy est pris de convulsions et meurt. L’équipage le rend à la mer. Le lendemain, la mini-flotte subi un grain, et la chaloupe d’Owen Chase est séparée des deux autres. Au cours de la semaine suivante, celle de Joy, dont le commandement a été confié à un certain Hendricks, enregistre deux morts de plus. Et là, faut bien se résoudre.

– A quoi ?

– A ton avis ?

– A…non ?

– Ben si. Ils sont inscrits au menu, et finissent en grillades. Sur sa chaloupe, Pollard en vient à la même extrémité quand deux de ses hommes meurent à leur tour. Le 29 janvier, les deux embarcations qui naviguaient encore ensemble sont à leur tour séparées.

– Bon, c’est affreux mais voyons le côté positif : après avoir mangé plusieurs de leurs ex-coéquipiers, ça doit aller mieux pour les survivants.

– Même pas. Par définition c’était de la viande très maigre, alors qu’il faut de la graisse pour que ces repas soient nourrissants. Donc ils avaient le compte de calories, mais pas de nutriments. Pour les 4 hommes encore en vie sur la chaloupe de Pollard, la situation est donc désespérée.

– Je mangerais bien un mousse au chocolat.

– Eh, non !

Le 6 février, le dénommé Charles Ramsdell suggère de tirer au sort, à la courte paille ou avec des papiers, c’est pas bien clair, le prochain qui va finir à a casserole. Ca tombe sur Owen Coffin.

– En même temps le gars s’appelle cercueil.

– Oui, mais je te rappelle que c’est le cousin du capitaine. Ce dernier proteste, menace de tirer sur le premier qui posera la main sur son cousin. Mais Coffin accepte son sort. Il y a un nouveau tirage pour savoir qui doit le tuer, ça revient à Ramsdell. Le 6 février, Coffin est tué. 5 jours plus tard, un autre homme meurt, il n’y a plus que Pollard er Ramsdell à bord.

– Et sur les autres chaloupes ?

– Les trois survivants à bord de celle d’Owen Chase, dont le jeune mousse, sont sauvés le 18 février, après 89 jours de dérive, par le navire anglais Indian. A 300 miles de là, l’équipage de la chaloupe de Pollard, à savoir lui et Ramsdell, en est réduit à casser les os des morts pour en manger la moelle. Ce qu’ils auraient sans doute dû faire plus tôt, d’un point de vue strictement alimentaire et de survie, parce que pour le coup c’est du gras. Ils sont repérés et sauvés par le Dauphin, un navire américain, le 23 février.

– Il me manque encore une chaloupe.

– Aucune nouvelle. Plusieurs années plus tard, une chaloupe baleinière est retrouvée échouée sur l’ile de Ducie, avec trois squelettes à bord. Il n’a cependant pas été possible de confirmer formellement que c’était la troisième de l’Essex. Au total, il y a donc huit survivants.

– Attends, huit ?!

– Eh oui. Les trois hommes qui étaient restés sur l’ile Henderson tiennent près de quatre mois en mangeant des œufs et des crustacées, avec d’être sauvés par un navire australien.

– Encore eux qui s’en sont le mieux sortis.

– Oui. Cela dit, heureusement que les autres n’ont pas fait voile vers les Marquises, tu te rends compte, ils auraient pu finir mangés. Après son retour à Nantucket, le capitaine Pollard reçoit le commandement d’un autre baleinier, le Two Brothers. Qui finit échoué sur un récif corallien deux ans plus tard. Le capitaine est alors définitivement tricard, devient le gardien de nuit du village. Il a près de 60 ans quand il voit débarquer en 1851 à Nantucket un New-yorkais qui vient se renseigner sur la chasse à la baleine afin d’écrire un bouquin.

– Herman Melville ?

– Lui-même. Il rencontre le fils d’Owen Chase, et Pollard. On peut imaginer que l’histoire du cachalot géant vengeur, voire du dernier survivant qui s’en sort grâce à un cercueil (coffin) ne lui est pas venue toute seule.

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2 réflexions sur « La guerre d’Essex »

  1. Attendez, vous voulez dire que la chaloupe de Pollard a été attaquée par des épaulards ?!?

    Bon ok, j’ai pas de calembour à sortir, c’est pour ça que c’est vous les auteurs et moi le commentateur >_>

    Ça m’donne envie de revoir un film avec Chris Hemsworth et Cillian Murphy tiens. Merci pour la lecteur, gentilshommes !

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