Garanti sang pour sang

Garanti sang pour sang

– Tiens, tu relis Dracula ?

– Du gothique finissant ? Des fumées étranges dans les ruelles de Londres ? Des paysages sauvages et moyenâgeux dans les Carpathes ? Une bande de jeunes tocards menés par un vieillard prêt à les sacrifier comme le premier Dumbledore venu ? L’affrontement impitoyable de la modernité et de mystérieuses forces du fond des âges ? Des…

– … jeunes filles vêtues d’un tissu vaporeux décolleté et tout simple saisies d’un étrange désir dans leurs chambrettes…

– … Aussi, oui. Evidemment, que je le relis.

– Et tu le lis au pieu, j’imagine ? 

– C’EST MALIN ÇA.

– Quoi, on a bien le droit d’en remettre un petit cou de temps en temps.

Elle va avoir une sacrée surprise, la Belle au bois dormant.

– JEAN-CHRISTOPHE.

– Pardon, pardon. Bon, j’imagine que je n’ai plus rien à t’apprendre sur Dracula ou sur son pas-modèle ?

– Ecoute, je crois que j’ai fait le tour.

– Je te parie tout de même que tu ne sais pas que c’est le premier roman où on voit apparaître une technique encore nouvelle en 1897.

– L’enregistrement de la voix humaine ? Les machines à écrire ? La télégraphie ? La psychanalyse ?

– Nope. La transfusion sanguine.

– C’est malin, ça, encore.

– Non mais ce n’est pas une blague. Oui, Dracula joue effectivement les receveurs particulièrement gourmands, mais le roman compte plusieurs scènes de transfusion. C’est même une scène célèbre, si tu veux bien te rappeler de la tentative de Van Helsing pour sauver in extremis cette pauvre Lucy, quasiment exsangue depuis que je ne sais plus quel couillon a la bonne idée de virer toutes les gousses d’ail de sa piaule. Je cite Bram Stoker :  « Tout en parlant, Van Helsing prenait déjà dans sa trousse les instruments nécessaires à la transfusion ; de mon côté, j’avais enlevé mon veston et relevé la manche de ma chemise, et, sans perdre un moment, nous procédâmes à l’opération. Après quelques moments qui ne me semblèrent pas courts, en vérité, car il est pénible de sentir que votre sang s’écoule de vos veines même si on le donne de plein gré, Van Helsing leva un doigt avertisseur… »

– Oui, je me souviens. Toute la troupe y va de son don du sang.

Tout juste. Et le terme d’opération qu’emploie Stoker est particulièrement juste, d’ailleurs.  En 1897, la transfusion se fait encore « en direct », ou plus précisément de bras à bras. Pour remplacer le sang perdu par Lucy, Van Helsing fait bel et bien dans la chirurgie. Il incise les veines de sa patiente d’une part, des donneurs d’autre part, et en avant.

– Une vraie partie de plaisir.

– Ah ça, c’est autre chose que cette ridicule petite aiguille qu’on te plante dans la couenne aujourd’hui, oui. Et c’est bien pour ça que Stoker décrit tout ça par le menu à ses lecteurs : en 1897, l’idée même de donner son sang n’a rien de banal – même si les premiers essais datent déjà de deux bons siècles.

– Hein ?

– Oh oui. Mais les débuts avaient été comment dire… Compliqués.

– Ben tu m’étonnes. Les groupes sanguins, je présume qu’on ne voyait pas tellement en quoi ça consistait, au 17e siècle.

– Déjà, mais ça n’est pas le seul problème. Du côté des médecins, on considère alors et depuis lurette que le sang est une des quatre « humeurs » qui gouvernent la santé humaine, avec… ?

– La bile, l’atrabile et le phlegme.

– Bravo Sam. Depuis l’Antiquité, on considère que la maladie au sens large résulte d’un déséquilibre de ces humeurs, déséquilibre que l’art du médecin vise à rétablir à grands renforts de lavements, de purgatifs et de saignées – le célèbre monologue qui ouvre le Malade imaginaire en donne une chouette liste.  

– « Plus, du vingt-quatrième, un petit clystère insinuatif, préparatif et rémollient pour amollir, humecter, et rafraîchir les entrailles de Monsieur… »

– Celui-là même. Si tu savais comme j’aimerais te revoir en collant et en bonnet de nuit quand tu as magistralement joué cette scène en classe de seconde, assis sur une chaise en cours de français en train de secouer ta grosse clochette.

– Tu peux toujours rêver.

– Le gag, c’est donc que la médecine voit plutôt le sang comme un truc à éliminer qu’à ajouter à l’organisme d’un malade mais tout commence à changer au 17e siècle, quand l’idée qu’il peut être utile d’injecter du raisiné se fait jour. C’est un médecin allemand, Libavius, qui en fait la première ébauche théorique : « Que l’on prenne un robuste jeune homme, en bonne santé et plein de sang vigoureux ; que l’on tienne auprès de lui un autre, épuisé de toutes ses forces, maigre, décharné et à la respiration haletante ; que l’homme de l’art ait des tuyaux d’argent s’adaptant les uns aux autres ; qu’il ouvre une artère du sujet robuste, y insère un tuyau et l’y maintienne ; qu’il ouvre immédiatement une artère du malade et y insère l’autre tuyau ; ensuite qu’il ajuste les deux tuyaux ensemble et qu’il laisse le sang du sujet en bonne santé s’élancer, chaud et vigoureux dans le malade, apporter la source de vie et chasser toute faiblesse. »

– J’aime beaucoup ce côté tuyauterie.

– Techniquement, c’est un peu ça, le monde merveilleux de la médecine vasculaire. Et dit comme ça, ça paraît simple mais il reste quelques légers problèmes techniques, anatomiques et scientifiques à résoudre – à commencer par la fameuse théorie dite de la grande circulation, théorie qui enterre l’héritage des toubibs antiques et se dessine en 1628, avec la publication de l’Exercitatio Anatomica de Motu Cordis et Sanguinis in Animalibus.

– Que quoi ?

C’est de William Harvey et ça signifie tout simplement Exercice anatomique sur le mouvement du cœur et du sang chez les animaux. Le De Motu Cordis, qui se solde au passage par une des plus belles engueulades médicales du 17e siècle, change complètement la perspective. Elle défend une idée révolutionnaire qui veut que le muscle cardiaque fonctionne comme une sorte de pompe : (…) par le cœur, le sang est envoyé à tout l’organisme, passe par les porosités des tissus, revient par les veines des extrémités vers le centre pour aboutir à l’oreillette cardiaque droite… » La thèse provoque un scandale entre opposants et partisans de la thèse de Harvey et en France, il faudra une bonne cinquantaine d’année avant que Louis XIV siffle la fin de la polémique en obligeant l’université à enseigner la théorie anglaise.

– A tes souhaits.  

Ikea n’a rien inventé dans le registre du schéma de montage imbitable.

– Faut avouer que ça pique un peu de se faire apprendre un truc par les Anglais, merde.  

– Ben va falloir s’habituer, parce que c’est aussi à un Anglais qu’on doit la mise au point du matos nécessaire : Charles Wren qui invente les premiers appareils capables de permettre l’injection de liquides divers en intraveineuse, sous forme liquide – y compris du sang, donc. Mais j’ai de bonne nouvelles pour flatter ton sens de la gloriole nationale : le premier essai est français.

– HA.

– Accroche-toi quand même, ça secoue un peu, vu d’aujourd’hui. Le premier praticien à tenter le coup n’est pas n’importe qui : c’est tout simplement le médecin du Roi Soleil, Jean-Baptiste Denis, qui s’est fait la main sur de malheureux cabots qui n’avaient rien demandé.

« Viens chercher la baballe, c’est pour la science.« 

– Faut bien tester. 

– Le premier être humain transfusé de l’histoire, lui, est un jeune garçon de 15 ans, épuisé par les quinze saignées qu’on lui a fait subir au cours des semaines précédentes.

– Tiens, oui, c’est étrange.

– A cinq heures du matin, le 15 juin 1657 Denis lui en pique encore un peu : il lui retire trois onces de sang en lui ouvrant une veine au pli du coude, aussitôt remplacée par l’injection de neuf onces, soit 270 centilitres environ de sang… d’agneau, proprement saigné au niveau de la carotide.

– Hein ? Mais comment ça, d’agneau ?

– Un agneau comme le bestiau qui fait bêêêêeeeh.

– Non mais je vois ce que c’est qu’un agneau, merci, mais POURQUOI ?

– Parce que ça n’est encore venu à l’esprit de personne que le sang humain et le sang animal ne sont pas forcément fichus pareil. C’est liquide, c’est rouge, basta. Et puis le Sang du Divin Agneau, c’est un motif récurrent dans …

– … Les bondieuseries…

– L’art chrétien.

– Eh ben ça a dû être beau, tiens.

– Ben le pire, c’est que ça a marché.

– Pardon ?

– Statistiquement, un don de sang humain qui ne tient pas compte des groupes sanguins cause de sérieux problèmes dans un gros tiers des cas – un choc hémolytique pour être précis. Je n’imagine même pas les chances avec une xénotransfusion de sang animal, mais Denis ne s’est pas posé la question parce qu’il n’avait évidemment aucune idée de l’existence des groupes sanguins ou des questions de compatibilité donneurs-receveurs. Le jeune patient, sans doute verni des dieux, s’en sort pourtant comme une fleur ou presque – il se plaindra seulement d’une grande chaleur dans tout le corps.

– Ben tu m’étonnes.

– Et Denis a un bol indécent. On jurerait une partie de jeu de rôle, quand tous les joueurs claquent des jets de dés scandaleux pour saboter une scène que le Maitre du Jeu avait pourtant préparé aux petits oignons pour…

– … tous les buter.

– J’allais dire animer le scénario, mais c’est sensiblement la même chose, oui. Dans le cas de Denis, le fait de tirer un D100 pépouze fait que son deuxième patient survit lui aussi à la transfusion. Le troisième claque, certes, mais a priori sans aucun lien avec l’opération. Mais tu sais que tout se paye, dans l’existence comme en jeu de rôle ?

– A qui le dis-tu.

Beaucoup de trauma par ici.

– Bon, ben Denis se ramasse un bon vieux retour de karma. En décembre 1667, il est aux premières loges pour assister au premier accident hémolytique de l’histoire humaine : le sang du donneur et celui du receveur se font la gueule et Denis, incapable de comprendre ce qui se passe sous ses yeux, ne peut que constater les dégâts lorsque l’organisme d’Antoine Mauroy, un domestique de 34 ans, commence à déclarer forfait. Son pouls part vers l’infini et au-delà, le malheureux est saisi de suées spectaculaires, pleure toutes les larmes de son corps, se met à trembler de façon incontrôlée… Bref, il déguste dans les grandes largeurs avant d’éteindre le bec de gaz dans la nuit.

– Avant de ?

– De calancher, Sam. De passer l’arme à gauche. D’avaler son extrait de naissance. De graisser ses bottes. De plier bagage, de déposer le mandat, de démonter le billard, de caner, de souffler sa veilleuse, de déposer le bilan, de partir pêcher dans le Styx, de baiser la Camarde, de lâcher sa fourchette, de couper le courant, de dépoter ses géraniums, de rendre son tablier et de partir pour la Grande Gare. De claquer, quoi.

– Bon, ce pauvre Mauroy meurt, très bien. Et Denis ?

– Ben il meurt pas mais ça le freine dans ses ambitions, vois-tu, parce que la veuve Mauroy gueule aux petits pois qu’on lui a buté son légitime en lui injectant du « sang pernicieux ». D’où tracasseries. D’où paperasseries. D’où procès-verbaux, plaintes, interrogatoires, avocats et instruction. D’où procès.

– Denis s’en sort ?

« Non mais c’est bien la justice aux ordres, ça, si on peut plus plus transfuser du sang d’agneau dans ce pays, où va-t-on COMMUNISTES« 

– Blanchi comme le cul d’un mitron. Mais disons que ça calme un peu ses ardeurs parce que l’arrêt du tribunal du Châtelet reconnaît certes le succès des tentatives précédentes mais décide qu’il va peut-être falloir cesser de se lancer dans des expériences cheloues avec du sang humain. 

– Dit comme ça, remarque, on arrive presque à comprendre. On dirait une partie de Cthulhu, le gag du toubib qui sort ses tubes en verre pour injecter du sang à un type étendu sur une paillasse.

– Techniquement, le tribunal renvoie la balle à la Faculté de Paris, mais celle-ci étant encore un poil moins progressiste qu’un colloque des amis d’Éric Zemmour, c’est un enterrement de première classe. Le parlement de Paris confirme deux ans plus tard : « Défense à tous médecins et chirurgiens d’exercer la transfusion du sang à peine de punition corporelle et de prison. Les épreuves extraordinaires sont généralement dangereuses : et pour une qui réussit, toutes les autres deviennent mortelles ».

– En l’état de la science, ils n’avaient pas tort, tu me diras.

– Non, le fameux bénéfice-risque ne joue en effet pas en faveur de Denis. D’ailleurs, l’Angleterre suit son voisin français quelques mois plus tard, échaudée par quelques échecs équivalents et tout aussi spectaculaires.

– On y revient comment ?

– Par l’Angleterre, encore une fois. En 1818, l’obstétricien anglais James Blundell décide qu’il en a un peu marre de voir des femmes en couches mourir à un rythme industriel en raison d’hémorragies massives que tout son art ne parvient pas à enrayer.

– Mais on ne se penche toujours pas la question de la compatibilité.

– Oh si, mais en répondant complètement à côté de la plaque. Blundell a bien senti qu’on ne pouvait pas prendre n’importe quel sang pour le transfuser à n’importe quel patient. Sa réaction est à la fois très logique et complètement foireuse : il se dit que celui qui a le plus de chances d’être compatible, c’est la personne la plus proche.

– La plus proche génétiquement ? C’est pas id…

– Génétiquement, en 1818 ? Non, la plus proche, c’est évidemment le mari, voyons. Son raisonnement est le suivant : le père peut bien sauver sa femme avec le sang rouge qui jaillit de ses veines, puisqu’il a donné la vie grâce au « sang blanc » qui jaillit de…

– … ses reins féconds, Jean-Christophe.

– Voilà. Evidemment l’hypothèse est foireuse, mais que veux tu, on sert la science. Blundell tente l’opération sur des femmes qui sont de toute façon dans un état désespéré. Les quelques succès qu’il obtient lorsque les groupes sanguins des deux époux ont la bonne idée d’être compatibles impressionnent le monde scientifique, victime du bon vieux biais du survivant.- Sauf que pas du tout.

– De la survivante.

– De fait. Cela dit, Blundell réalise de remarquables progrès sur le plan technique. C’est lui qui met au point toute une série de dispositifs d’injection plus pertinents les uns que les autres : des seringues adéquates, une potence placée au-dessus des patientes pour favoriser l’injection du liquide en jouant sur la gravité… En revanche, il se heurte toujours à un problème qui lui complique singulièrement la vie.

– Et c’est ?

– La coagulation, qui réduit largement la fenêtre de tir. Une transfusion, c’est une course contre la montre parce qu’on n’a une aucune idée de la manière dont on peut empêcher le sang de s’épaissir.

–  Et le coup des groupes sanguins ?

– Cette fois-ci, direction l’Autriche, en 1900. Gloire au biologiste Karl Landsteiner qui a l’excellente idée d’identifier les groupes sanguins, codifiés en 1909 dans le système ABO qu’on utilise toujours aujourd’hui, plus de cent ans après sa mise au point. Non seulement sa découverte réduit drastiquement le risque de choc transfusionnel, mais ses découvertes lui vaudront un prix Nobel en 1930. Et en 1940, rebelote : c’est encore lui qui découvre les deux systèmes antigéniques érythrocytaires rhésus+ et rhésus-.

« Rhesus ? C’est moi. Et je donnais mon sang avant que ce ne soit hype. »

– Tu n’as rien compris à ce que tu viens d’écrire, hein ?

– Pas un traître mot. Mais je peux en revanche te dire que le rhésus doit son nom à des singes, les macaques rhésus à qui l’humanité doit une fière chandelle.

– On doit pouvoir les payer en bananes.

– De 1900 à 1940, le monde n’est pas resté les bras croisés. Coup de pot, on a eu exactement l’événement dont on avais besoin pour tester la transfusion à grande échelle.

– Et c’est ?

– Une guerre mondiale.

– Ton cynisme m’écœure.

– Ben quoi, tout le monde sait qu’on n’a jamais trouvé de plus bel accélérateur de progrès qu’une bonne vieille castagne à 10 millions de morts – et je ne parle que des soldats. Les blessés des différents fronts ont permis de généraliser la logistique qui a transformé un acte exceptionnel en acte courant. Avant 14, la transfusion reste un acte chirurgical rare et complexe. D’abord, tout se fait de bras à bras, ce qui suppose de dénuder les vaisseaux sanguins du donneur et du receveur – souvent une artère – pour procéder à un don direct. Non seulement ça fait mal, mais on a vu plus simple. Avec la Grande Guerre, on change d’échelle. L’explosion des besoins en sang se fait très logiquement près des champs de bataille. Coup de pot, c’est exactement là qu’on peut trouver une quantité de donneurs prêt à donner leur sang pour la France ou pour (rayer la patrie inutile), mais aussi et surtout pour leurs frères d’armes. On avance aussi sur la coagulation : un médecin belge, Albert Hustin, a la bonne idée d’ajouter du citrate de soude au sang pour lui conserver sa fluidité. D’autres trouvailles permettent dans la foulée de conserver et de transporter les dons dans des bocaux en verre.

– Imagine une seconde le truc, avec des ambulances qui transportent tout ça en brinquebalant sur des chemins défoncés pendant que ça pète dans tous les coins.

– Du Cthulhu, je te dis. Et encore, je te passe le coup des gars qui ont eu la bonne idée de tester des transfusions à partir du sang de patient tout juste décédés. C’est bien, dans l’idée : tu peux prélever vachement plus de litres de sang par gugusse, vu qu’ils n’en ont plus besoin.

– C’est GLAUQUE.

– Et ça ne marche pas, surtout. Bref, au lendemain de la Grande Guerre, la transfusion sanguine se structure sur tous les plans, histoire décliner dans le civil ce qu’on a testé dans le monde militaire. En 1923, le médecin français Arnaud Tzanck crée à Paris une « Œuvre de la transfusion sanguine » qui pose un principe resté intangible, au moins en Europe : la gratuité du don, considéré comme un acte de dévouement qui ne peut en aucun cas donner lieu à rétribution. Un chausson aux pommes et un jus d’orange, d’accord, mais pas de pognon.

– Je tousse très fort.

– Tu peux. Le « don » est de fait rémunéré dans quelques petits bleds sans importance comme disons, les Etats-Unis, où tu peux te faire 30 dollars en filant 50 centilitres de sang dans l’hôpital le plus proche. Mais revenons à nos moutons.

– Nos agneaux.

– Ah ça t’a traumatisé, hein ? Petit à petit, la transfusion se banalise, ce qui pose de nouveaux problèmes.  

– Comme ?

– Le stockage. D’où les premiers projets de banque du sang : les premières « blood banks » apparaissent aux Etats-Unis en 1935. On y conserve encore le sang dans des flacons de verre hermétiquement scellés, pour une dizaine de jours tout au plus. Mais bon, ça patine un peu et le système peine à se globaliser vraiment. Heureusement…

– Laisse-moi deviner : la Seconde guerre mondiale.

– Gagné. Nouveau gros coup d’accélérateur. Comme la première, la Seconde guerre mondiale dope la recherche et l’innovation sur la transfusion, qui redevient une urgence sur le champ de bataille. Au cours du conflit, tous les belligérants se dotent de services capables d’assurer la prise en charge transfusionnelle des blessés. Les années 40 et 50 sont celles qui permettent à la transfusion de devenir réellement courante. En 1940 : l’américain Edwin Cohn parvient à fractionner le plasma et ses différentes protéines, permettant ainsi la préparation d’albumine. Deux anglais, Loutit et Mollison, mettent de leur côté au point LA solution de conservation ACD, pour Acide citrique, Citrate, et Dextrose – les délais de conservation sont portés à trois semaines, ce qui simplifie beaucoup le stockage et la logistique. Enfin, Walter et Murphy conçoivent la première poche à sang en plastique, une technologie révolutionnaire à l’époque qui va mettre plus de vingt ans à remplacer les bons vieux flacons de verre avant de devenir la norme. Depuis, disons qu’on fignole : développement des concentrés de plaquettes, mise au point de la séparation de cellules sanguines par aphérèse en 1973, découverte de solutions additives pour les concentrés de globules rouges en 1978, renforcement de la sécurité transfusionnelle, etc.

Sans compter la glamourisation de l’aiguille plantée dans le bras.

– Bref, on est peinards.

– Ben non. Il reste plein de problèmes en suspens, à commencer par les limites imposées à certains donneurs – on vient tout juste de faire tomber les barrières qui empêchaient les donneurs homosexuels de donner dans les mêmes conditions que les hétéros, par exemple. Et le risque zéro n’existe toujours pas, même si on l’a réduit dans des proportions assez invraisemblables. La solution, ce sera peut-être une forme ou une autre de sang artificiel – un serpent de mer, mais les chercheurs ont fait de belles percées, ces derniers temps.

– Et ça résoudrait tout, ça ?

– Ben… En admettant qu’on arrive à industrialiser la production de sang de synthèse, le sang deviendrait alors un produit pharmaceutique comme un autre, quoi.

– Et ?

– Privé. Payant. Profitable.

– Oh.

– Comme tu dis. Ça poserait a minima un certain nombre de problèmes éthiques et juridiques. Comme depuis le début, quoi.

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