Formose ou presque

Formose ou presque

Au tout début du 18e siècle, Londres et l’Angleterre s’amourachent d’un personnage hors du commun : George Psalmanazar, un jeune et exotique étranger dont les fantastiques récits ravissent les salons anglais. Cultivé, charmeur et polyglotte, l’homme impressionne par sa description scrupuleuse de la lointaine Formose, aujourd’hui Taïwan. Avec un certain mérite, dans la mesure où il n’y a jamais mis les pieds.

On ne connaît pas son véritable nom, pas même son année de naissance. 1679 peut-être, ou 1684 – impossible de démêler le vrai du faux dans l’écheveau des Mémoires posthumes de George Psalmanazar -ou Psalmanaazaar, les jours où il lui arrive d’avoir du mal à freiner sur les A.

Sa jeunesse reste un mystère soigneusement obscurci. Au mieux peut-on considérer comme acquis le fait qu’il a vu le jour en Provence à la fin du 17e siècle, « entre Marseille et Avignon ». On ne sait pas grand-chose de son enfance ni de son milieu social, à ce détail près qu’il est passé un temps par le collège des Jésuites pour s’y former aux langues anciennes et aux humanités, parlant et lisant couramment le grec et latin à l’âge de 8 ou 9 ans. Du moins à l’en croire – l’homme ne brillera jamais pas sa modestie.

Ennuyé par des études qui le mènent tout droit à une carrière religieuse, l’enfant prodige disparaît un temps avant de réapparaître en jeune voyageur épris de grand air. Mais trouver chaque soir une auberge et un lit exige des ressources qu’il n’a pas. Qu’à cela ne tienne : dans une église de campagne, l’apprenti fripouille chourave la cape et le bâton d’un pèlerin. Sur un papier déniché quelque part, il se bricole un semblant de laisser-passer suffisamment bien fichu pour faire illusion : le voilà pénitent irlandais, en route vers Rome pour y croiser le pape – un moyen comme un autre de voyager à moindre frais en jouant sur la charité chrétienne des uns et des autres.

Assez vite pourtant, l’imposteur en herbe découvre qu’il n’est pas le seul à courir les routes et que de rencontre en rencontre, on tombe sur des voyageurs qui connaissent vraiment l’Irlande. Son mensonge fait long feu, tout simplement parce que l’Irlande est bien trop proche pour faire une fausse patrie crédible. Et voilà comment on se trouve à devoir sauter par la fenêtre en catastrophe avec quelques chiens de garde et un aubergiste passablement furieux de s’être fait escroquer au cul.

Il faut viser plus loin, plus exotique : le faux pèlerin puise dans les souvenirs de voyages et d’explorations qu’il lisait naguère dans son collège jésuite pour s’improviser… japonais – autant dire martien au tournant du 18e siècle. Et quitte à faire dans l’Orient lointain imaginaire, il creuse son personnage en l’enrichissant chaque jour d’une nouvelle bizarrerie parfaitement inventée : il prend l’habitude de dormir assis droit sur une chaise ou réclame avec gourmandise de la viande crue, tout juste relevée d’un peu de cardamome. Autant de petites touches d’exotisme qui font merveille dans les provinces de France ou dans les principautés allemandes que ce Japonais de pacotille parcourt de long en large au tournant du siècle avant de réapparaître du côté des Provinces-Unies, où il s’essaye au métier de mercenaire pour le compte de différents princes allemands.

Le cran du dessus

Le jeune homme en profite pour affiner encore son petit numéro. Le Japon ? Réflexion faite, c’est encore trop familier : le voilà qui se présente comme un émigré venu tout de droit de Formose – Taïwan aujourd’hui – la grande île découverte un siècle plus tôt par les explorateurs portugais. Il en profite pour affiner un peu plus son numéro d’étranger extravagant, s’invente un calendrier lunaire dont il respecte strictement les jours et rend ostensiblement un culte au Soleil et à la Lune, quitte à inventer des rituels aussi déconcertants que possibles pour les chrétiens qui l’entourent. Mieux encore : le voilà qui s’invente des bribes d’une langue imaginaire, celle qu’on est censée parler à Formose.

Oui, bien sûr qu’il commence à s’inventer un alphabet.

En 1702, l’effet des petites arnaques du faux étranger reste passablement limité lorsqu’il croise la route d’un pasteur écossais, William Innes, chapelain de son régiment. S’il ne tarde guère à comprendre que le jeune mercenaire est un bien bel imposteur, Innes s’en amuse assez pour décider de creuser l’expérience. De mèche, les deux compères décident de pousser la farce : Innes proclame à qui veut l’entendre qu’il est parvenu à convertir ce païen de Formosan qu’il décide aussitôt de baptiser d’un nom chrétien : George Psalmanazar – une très vague référence à un souverain évoqué dans la bible, le roi assyrien Salmanazar. Peaufiné, travaillé, éduqué, soigneusement mis au point : cette fois, le personnage de « l’indigène de Formose » est fin prêt pour faire son entrée dans le grand monde.

La coqueluche du tout-Londres

Dans la capitale anglaise, l’arrivée du mystérieux Formosan provoque une curiosité grandissante dans une Angleterre fascinée comme toute l’Europe des Lumières par l’étrangeté d’un monde qui ne cesse de révéler de nouvelles contrées et de nouveaux peuples. Les récits de voyage et d’exploration sont à la mode, mais croiser dans les salons de Londres l’« authentique » ressortissant d’une île lointaine est encore plus beau. Introduit par le pasteur Innes dans les milieux cultivés, Psalmanazar fait merveille par ses coutumes et ses vêtements singuliers, mais aussi par une prestance qui impressionne : indéniablement doué pour les langues, l’imposteur parle couramment l’anglais en plus du latin et du grec. Idéal pour impressionner un auditoire séduit par son aisance, son savoir encyclopédique et ses récits.

« J’en ai vu, des escrocs de salon, mon vieux. Mais des comme ça… Il est bon, ce con. »

Mieux encore, Psalmanazar a l’intelligence de s’imaginer un passé qui colle pile-poil au très fort rejet de l’Angleterre vaticane pour tout ce qui touche au catholicisme romain en général et aux Jésuites en particulier. Psalmanazar en joue en s’imaginant une histoire qui sert ses intérêts. Né dans une famille de la noblesse formosane, il aurait été enlevé par d’horribles Jésuites avant d’être emmené contre son gré en France, où on aurait voulu le baptiser de force. L’histoire fonctionne d’autant mieux que Psalmanazar se convertit publiquement à l’anglicanisme, ce qui lui vaut l’estime et l’amitié de tout ce que Londres compte d’évêques et d’archevêques. 

Décrire l’imaginaire

Exploitant la fascination qu’il provoque, Psalmanazar publie en 1704 un ouvrage particulièrement dense et riche, une « Description historique et géographique de Formose », ce qui dénote un aplomb carabiné dans la mesure où l’île en question n’est pas totalement inconnue de l’Occident. En 1704, cela fait déjà plusieurs décennies que des négociants européens tentent d’y prendre pied, plusieurs décennies aussi que des ordres religieux – dont les Jésuites – cherchent à y installer des missions pour tenter d’évangéliser la « belle île » (Ilha Formosa) découverte par les navigateurs portugais en 1542. Mais le pari est jouable, et Psalmanazar le sait : les connaissances restent fragmentaires et partielles, d’autant que les marchands occidentaux ont été expulsés manu militari de l’île 40 ans plus tôt par Kokinga, un corsaire financé par la Chine des Ming. Au début du 18e siècle, les liens entre les Européens et l’île sont sporadiques, et les Occidentaux ne connaissent guère de Formose que ses côtes.

Psalmanazar se glisse à l’esbroufe dans chaque interstice, décrivant avec un sérieux imperturbable un peuple et des coutumes parfaitement fictives. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que le bon Georges a l’imagination fertile : voilà Formose décrite en pays prospère, « l’une des plus plaisantes et excellentes de toutes les îles asiatiques ». Ses habitants marchent nus dans les rues de la capitale Xternetsa (à vos souhaits), les parties intimes tout juste couvertes d’une simple plaque d’or ou d’argent. On s’y déplace en chameau ou à cheval, le transport de marchandises étant assuré par des éléphants, des rhinocéros et des hippopotames domestiqués. Le plat national est un énorme serpent qu’on chasse à coups de bâtons dans les branches des arbres. La polygamie est une institution, les maris ayant le droit de manger leurs femmes lorsqu’elles se montrent infidèles – si. La loi pénale est sévère : on exécute les voleurs en les pendant par les pieds avant des les cribler de flèches. La religion ? Elle est bien évidemment sanglante. Psalmanazar, qui connaît ses classiques, puise dans de vieilles descriptions antiques des rites carthaginois et mélange le tout avec des rituels aztèques pour en tirer l’effrayant sacrifice annuel de 18 000 jeunes garçons, dont on arrache le cœur avant de dévorer le corps.

On en passe et des meilleures, mais l’ouvrage frappe par l’extrême précision de ses descriptions et de ses gravures. Economie, histoire, politique : rien n’échappe au scalpel de Psalmanazar qui décrit le tout avec un luxe inouï de détails, allant jusqu’à imaginer une langue entière dont il décrit la grammaire et l’alphabet, proposant même une esquisse de dictionnaire anglais-formosan. Evidemment, on se récrie, on se pâme, on pouffe et on s’étonne. Quinze ans avant que Diderot ne s’amuse à se demander comment on peut être Persan, chacun se demande comment on peut être Formosan.

Succès inouï

La Description de Formose fait un tabac en Angleterre, où on l’édite à deux reprises, mais aussi dans le reste de l’Europe, où on le traduit en français et en allemand. Invité à s’exprimer devant toutes les sociétés savantes d’Angleterre, George Psalmanazar multiplie les conférences et va jusqu’à donner des cours de géographie formosane au collège de Christ Church. 

Il y a bien sûr des sceptiques, mais Psalmanazar a du bagout, doublé d’un culot du diable face à des contradicteurs qui sont parfois de sacrés clients, comme l’astronome Edmund Halley. L’homme de la comète (et de tant d’autres choses) se fait proprement clouer le bec en plein Royal College par un Salmanazar au sommet de sa forme. L’homme a un sens de l’improvisation qui lui sauve plusieurs fois la vie, comme lorsqu’on tente de le piéger publiquement en lui demandant comment on peut venir de Formose et avoir les cheveux blonds et le teint aussi pâle. Sans se démonter, Psalmanazar réplique que « quoique cette île soit dans un climat fort chaud, les habitants ne sont ni basanés ni olivâtres (…) il est vrai que les paysans et les domestiques exposés aux ardeurs du Soleil ont le teint fort brûlé mais les gens de qualité, les personnes riches et principalement les femmes sont fort belles et fort blanches. Ils habitent pendant la grande chaleur des souterrains fort frais et ils ont dans leurs jardins des allées aux arbres si touffus qu’elles sont impénétrables aux rayons du soleil ».

La chute et l’indifférence

La chute n’est pourtant pas loin. Les modes passent, y compris celle de Formose, et les récits de George commencent à lasser. Son ami et mentor, le pasteur Innes, est expédié au Portugal après avoir été bombardé aumônier général des forces anglaises en récompense de la « conversion » de Psalmanazar. Celui-ci, après avoir fait des choix commerciaux désastreux, perd bientôt tout le bénéfice de ses succès et développe une dépendance à l’opium qui n’arrange rien. Pire encore, d’autres voyageurs reviennent d’Asie du Sud-est et leurs récits de voyage compromettent de plus en plus l’échafaudage imaginé par le faux indigène, de plus en plus isolé. De guerre lasse, Psalmanazar commence à se défendre mollement avant d’admettre publiquement qu’il a tout inventé en 1707. L’aveu tient d’ailleurs du pétard mouillé, plus grand monde ne se souciant alors de Formose, en un siècle où une nouvelle mode chasse l’autre en permanence.

Sans tomber dans la misère, l’imposteur revient à une vie plus anonyme et plus ordinaire, vivotant comme employé de bureau avant de se lancer dans des études de théologie, puis de s’installer dans Grub Street, cœur littéraire et populaire de Londres où se mêlent les libraires, les éditeurs, les écrivains publics et les poètes désargentés. Toujours aussi doué pour les langues, Psalmanazar devient un authentique spécialiste de l’hébreu et du syriaque, ce qui ne nourrit pas nécessairement son homme. Vivant chichement, il contribue à l’écriture d’une Histoire générale de l’imprimerie publiée en 1732, écrit quelques articles d’une Histoire universelle lorsque la fièvre des encyclopédies se répand en Europe et publie ici ou là quelques textes aussi sérieux qu’obscurs, loin de la flamboyance de ses récits imaginaires. Estimé dans son petit cercle d’amis et d’érudits où il passe pour un homme pieux et assagi, il consacre ses dernières années à écrire des Mémoires, qui ne paraîtront qu’après sa mort, en 1763. Sans dévoiler sa véritable identité, comme si l’homme de Formose avait tenu à quitter la scène sur un dernier pied de nez. 

One thought on “Formose ou presque

  1. Bonjour

    « fort rejet de l’Angleterre vaticane pour tout ce qui touche au catholicisme romain » = « L’Angleterre anglicane » plutôt, non?

    Et félicitations pour vos écrits trés intéressants!

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