H le Maudit

H le Maudit

Mes bien chers frères, mes biens chères sœurs, autant vous dire que ce qui suit ne ne va pas être beau. Éloignez-les enfants, pelotonnez-vous sous un plaid, allumez un bon feu et évitez les plats de tripes au prochain repas.

Direction l’Allemagne à la fin du 19e siècle et plus exactement le nord de l’Allemagne, en Basse Saxe, du côté de Hanovre, ville de Leibniz, de Hannah Arendt et des Scorpions.

La ville ne s’est jamais excusée.

C’est presque une caricature, mais le petit garçon qui nous intéresse et qui y naît en octobre 1879 s’appelle Fritz. Et l’ami Fritz est le sixième rejeton d’une famille qui ne roule pas franchement sur l’or, les Haarmann. Le boom économique et industriel qui caractérise l’Allemagne de l’époque ne ruisselle pas franchement sur tout le monde. Comme son père, chauffeur de locomotive, n’est pas souvent là et que sa mère s’occupe des petits, Fritz en profite pour traîner ses guêtres dans toute la ville dès qu’il est assez grand pour faire cent mètres tout seul, assez loin de l’école de préférence, une institution pour laquelle il manifeste assez vite un amour limité.

Et bien évidemment ça ne tarde pas à partir en Erdnuss [1]. Fritz traîne les rues, vole des trucs et sabote le reste dans la plus grande tradition des gamins des rues de la deuxième révolution industrielle, de Dickens au Kid de Chaplin. Plus grand, Fritz tente bien la chose militaire et rejoint l’armée, mais celle-ci le renvoie assez vite là d’où il vient. Officiellement, les crises d’épilepsie dont souffre Fritz le rendent incapable de servir dans la troupe. Officieusement, on a surpris Fritz avec un camarade dans une cave, et ils n’étaient pas franchement en train d’y taper le carton. L’armée n’aime pas, autour de 1900.

Pour vivre, Fritz alterne entre les galères et les retours à la maison où des disputes violentes l’opposent à son paternel.  Il se fade quelques séjours en asile aussi et pour le reste, accumule les petits boulots. Brocanteur, fripier, détective privé… Il fait un peu de tout.

Oh, et boucher, aussi.

De toute façon, boucher ou fripier, tout se termine toujours de la même manière : on le fout dehors avec un coup de pied au cul, parce qu’il a tapé dans la caisse, parce qu’il n’est jamais à l’heure ou parce qu’il fait preuve d’une telle mauvaise volonté que la clientèle va voir ailleurs.

Arrive ce qui devait arriver : Fritz finit par se faire choper par Mère Justice qui l’expédie régulièrement au trou pendant tout le début du 20ème siècle pour une série de petits crimes et délits qui vont du vol aux agressions sexuelles sur mineurs. Mais les sanctions restent longtemps légères pour une raison qui vaut ce qui vaut : Fritz est une poucave, une balance, un mouchard, un cousin, bref, un indic’ particulièrement apprécié des policiers. Cela étant, ça ne protège pas de tout et Fritz finit par prendre une peine plus lourde, cinq ans qui lui sauvent peut-être la vie puisqu’ils correspondent grosso modo à la première Guerre mondiale, qu’il passe au gnouf.

Quand il y est entré en 1914, son pays était l’un des plus puissants du monde. Quand il en sort en 1918, changement d’ambiance : l’Allemagne vaincue est dans un état lamentable, entre troubles politiques, traumatisme de la défaite et marasme économique. Une société désorganisée, une atmosphère dure et impitoyable, des rapports sociaux tendus à l’extrême… Fritz se sent là-dedans sent comme un poisson dans l’eau et en profite pour donner libre cours à ses vieilles pulsions. Parce que Fritz, à 40 ans, n’a jamais cessé d’avoir un tendre penchant pour la prime jeunesse en général et pour les jeunes jeunes garçons en particulier.

Il vit d’ailleurs avec un adolescent de 17 ans, Hans, dans un appartement de Hanovre, petit mais coquet. Ce qu’il gagne comme fripier ne pèse sans doute pas lourd, mais Fritz repart dans ses combines et profite de ses contacts privilégiés avec les policiers pour jouer les importants : au commissariat, on lui a refilé une pièce semi-officielle, une sorte de carte qui l’identifie comme collaborateur de la police et qu’il utilise pour jouer au flic dans la gare de Hanovre. Il est grand, calme, l’air débonnaire.

N’est-ce pas qu’il a l’air débonnaire ? Et puis il a une moustache très tendance.

Tout ça impressionne quelques jeunes de passage, souvent des fugueurs pas assez âgés ou attentifs pour distinguer son cadeau Bonux d’une vraie carte de flic, et suffisamment dans la mouise pour se faire tenter par l’offre d’un lit et d’un repas chaud, proposé par cette bonne âme. Voilà notre Fritz qui les ramène dans son petit appartement, pour… Eh bien pour coucher avec, déjà, qu’ils soient d’accord ou non. Mais Fritz est un infidèle qui culpabilise. Celui qu’il aime vraiment, c’est Hans ; les autres l’ennuient vite. Il se lasse après quelques jours.

C’est en général dans ces moments-là que Fritz leur ouvre la gorge avec les dents, le plus souvent au beau milieu d’un viol.

Le truc, c’est que c’est salissant, un meurtre et puis on ne sait jamais quoi faire du cadavre, ça fait des bosses sous les tapis. Aucun problème, Fritz a l’esprit pratique : il découpe allègrement tout ce bordel – la boucherie, ça vous forme un homme – et balance les morceaux dans la rivière qui traverse Hanovre, la Heine.  

Enfin peut-être pas tous les morceaux. Ben oui : après tout, la misère règne, dehors. Qui ne sauterait pas sur des conserves pas chères, des pâtés bien goûtus ou des salaisons à bas prix ? Allez savoir si la rumeur est vraie ou non, mais toujours est-il qu’entre 1918 et 1924, Fritz se fait une petite fortune au marché noir en vendant des tartines de pain noir, garnies de saindoux, de vrais délices qu’il offre aussi à ses copains flics. Partout dans Hanovre, on s’arrache ses charcuteries, son jambon désossé et sa bonne viande. « Des tranches bien tendres, il m’a dit que c’était du cheval », précisera sa brave femme de logeuse qui ne pense d’ailleurs que du bien de ce locataire si gentil qui ne lui fait pas payer les os à moelle, pour le pot-au-feu.

« Le cheval, le cheval c’est génial! »

Pendant six ans, le gentil locataire assassine à tout va, régulier comme une horloge. Tous les trois mois, bim. Un disparu, toujours âgé de dix à vingt ans. Des vêtements pas chers bien rangés dans sa chambrette. De bons petits plats.

Et puis un matin de 1924, les policiers sont alertés par des promeneurs qui ont déniché des colis assez sales sur les berges de la rivière, en aval de Hanovre. Des crânes, mais pas que. En sondant la rivière, les policiers retrouvent 500 os, appartenant à plus de vingt personnes différentes.

Le passé d’agresseur sexuel sur mineur de Haarmann attire rapidement l’attention des policiers qui le placent sous surveillance discrète. Après quelques péripéties policières, le piège se referme sur Haarmann dont les explications foireuses ne vont convaincre ni les enquêteurs ni les jurés. Les preuves sont accablantes : un plancher imprégné de sang, les affaires de tous les condamnés ou presque dans l’appartement, des témoignages qui évoquent des bruits de scie et de hachoir tard dans la nuit…

Devant l’évidence, Haarmann avoue le meurtre de 24 gamins en six ans et a cette phrase à son procès : « je suis sain de corps et d’esprit. Il m’arrive seulement d’avoir des lubies de temps en temps. » Dans toute l’Allemagne, l’affaire fait un bruit énorme et comme le concept de tueur en série n’existe pas encore, la presse évoque le loup-garou ou l’ogre de Hanovre. L’expression restera.

Les débats sont extrêmement brefs. Ni la justice, ni la police n’ont tellement envie qu’on se demande pourquoi Haarmann, indicateur connu, agresseur sexuel fiché, n’a pas été interrogé plus tôt alors que les disparitions de gamins se multipliaient dans un quartier où l’ami Fritz traînait régulièrement avec sa carte de collaborateur de la police.  En décembre 1924, Haarmann est condamné à mort 24 fois.

Une seule suffit, ceci dit : on le guillotine en avril 1925 – eh oui, on le guillotine. Comme souvent, la France a rayonné sur le monde, la Veuve n’est plus une spécificité hexagonale et l’Allemagne en a sa propre version qui fonctionne à tour de bras, la Fallbeil.

Sept ans plus tard, Fritz Lang travaille à son nouveau long-métrage, un projet dont le titre de travail, Les assassins sont parmi nous, sera finalement remplacé par un autre, M le Maudit, un personnage de pédophile et de meurtrier qui doit beaucoup à Haarmann.


[1] Une sorte de cacahuète.

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