Jeanne Barret, objectif monde
Difficile de voir dans la petite fille qui naît un matin de l’été 1740 dans une famille de paysans du Morvan celle qui sera trente ans plus tard la première femme de la planète à boucler un tour du monde dans le sillage de Louis-Antoine de Bougainville. Pour l’heure, la fillette ne fait que suivre sa mère dans la cueillette des simples, ces herbes médicinales qu’on vend aux herboristes et aux apothicaires. Elle sait à peine lire, certes, mais elle sait déjà tout de la sauge, de la verveine, du lys ou du millepertuis.
Le siècle de Louis XV n’est pas tendre : à 20 ans, Jeanne est orpheline. Pour vivre, la jeune femme déménage à 40 lieux de là pour prendre une place chez Philibert Commerson, un médecin et un botaniste célèbre mais aussi un homme en deuil : sa femme vient de mourir en donnant le jour à un petit garçon. Voilà Jeanne femme de chambre – enfin sur le papier. En réalité, elle devient vite le bras droit de Commerson, conquis par les qualités innées de botaniste de Jeanne. De jour en jour, de randonnée en randonnée et d’herbier en herbier, Jeanne en sait bientôt aussi long que Philibert sur ce récent système imaginé par Carl Linné, qui permet de classer les plantes en classes, ordres, genres et espèces. Entre le médecin de 35 ans et Jeanne qui n’en a pas 24 se noue quelque chose qui ressemble à du respect, puis à de l’affection et très vite à de la tendresse… Bref, ça ne rate pas : le médecin et sa gouvernante ne tardent pas à devenir un couple d’amants non pas clandestin, mais discret. Leur histoire est un secret de Polichinelle mais au siècle de Louis XV, un médecin n’épouse pas une paysanne.
Le vrai tournant de leur existence se situe deux ans plus tard. Une expédition se prépare, ambitieuse : la Royale, la marine du roi, se fait fort de mener à bien un tour du monde sous l’autorité du comte Louis-Antoine de Bougainville. Une première en France et un enjeu scientifique majeur. La mission de Bougainville, c’est de collecter autant d’informations que possible autour du globe et dans tous les domaines du savoir, de l’astronomie à la géographie en passant par la géologie ou… la botanique.
Et dans ce domaine, le candidat pressenti, c’est Commerson. Oh, il hésite : une expédition pareille, longue et dangereuse, ça implique de laisser Jeanne derrière lui puisqu’il est par ordre du roi formellement défendu d’embarquer une femme sur un navire de la Royale. Et pourtant, Jeanne impose à Philibert un choix qui va changer le cours de son existence : elle va se déguiser en homme, se faire passer pour son valet et partir avec lui.
Autant vous dire que sur le papier, c’est foireux. Réussir à garder un pareil secret pendant des mois, dans un lieu clos par excellence, un navire bondé jusqu’à la gueule, au milieu de l’équipage ? Mais quand Jeanne est volontaire, sinon têtue. La voilà qui s’attache les cheveux, s’aplatit la poitrine à l’aide d’une bande de tissu serré et se trouve un nouveau nom : Jean Bonnefoy. Une veste, une chemise un peu large, un pantalon pas trop moulant et c’est parti : en décembre 1767, le botaniste et son « valet » montent à bord de L’Etoile, le second bateau de l’expédition avec la Boudeuse, la frégate de Bougainville.
Ce qui sauve un temps la jeune femme, c’est le traitement de faveur dont bénéficie Commerson, qui occupe la plus vaste cabine du bord pour entreposer ses herbiers. Les premiers temps, Jeanne se mêle peu aux matelots et passe son temps à soigner son amant, qui traîne un vilain ulcère à la jambe. Autant dire qu’on peut effacer toute idée de glamour de l’équation d’autant que le pauvre Philibert, victime du mal de mer, passe le plus clair de son temps à dégobiller dans des seaux.
La première alerte intervient du côté de l’Équateur. Non seulement il règne une température infernale qui pousse tout l’équipage à travailler torse nu, sauf Jeanne évidemment, mais la coutume veut que les jeunes matelots y subissent le baptême de l’Équateur, sorte de bizutage pas franchement placé sous le signe de la finesse et beaucoup plus sous celui des blagues salaces. Quand Jeanne se réfugie dans la cabine de Philibert pour y échapper, les premières rumeurs commencent à circuler.
Les murmures n’empêchent pourtant pas le couple de se mettre au travail à chaque escale, au Brésil, en Uruguay, en Patagonie et dans toute la Terre de Feu… Commerson toujours malade, c’est Jeanne qui s’appuie l’épuisante collecte de 1 800 espèces végétales qu’il faut ensuite étudier, classer et documenter avec Philibert mène tandis que l’expédition passe de l’Atlantique au Pacifique par le détroit de Magellan, en décembre 1767. C’est probablement elle qui découvre le fameux Bougainvillée, ce petit arbuste aux fleurs d’un violet éclatant ainsi baptisé en l’honneur du comte de Bougainville.
C’est d’ailleurs grâce au journal du comte qu’on sait à quel moment les rumeurs qui courent sur Jeanne virent à la certitude. Lors d’une escale à Tahiti, un jeune chef de tribu aurait pointé Jeanne du doigt en s’écriant « vahiné », autrement dit une femme ! Jeanne a beau jurer ses grands dieux que non, le mal est fait. Une nuit, quelques matelots la saisissent et la maîtrisent, le temps de vérifier ce qu’ils voulaient vérifier. Dénoncés, Jeanne et Philibert Commerson se retrouvent face à Bougainville. Ils risquent gros mais le chef de l’expédition va se montrer étonnamment indulgent, impressionné peut-être par le courage et la ténacité de Jeanne. D’archipel en archipel, l’expédition se poursuit pour atteindre l’île Maurice, encore française en 1768. Bougainville ne laisse guère le choix au couple, débarqué avec une mission simple : herboriser sur toutes les terres de l’Océan indien, de Maurice aux Mascareignes en passant par Madagascar. Le couple découvre les arbres à pain, les litchis, les manguiers ou les mangoustans, de quoi étancher cent fois cette « fureur de voir » que Commerson évoque dans son journal et qu’il partage avec Jeanne.
Le paradis ? Pas vraiment. Ce travail de titan finit par avoir avoir la peau de Philibert Commerson, qui meurt cinq ans plus tard en 1773. Jeanne se retrouve sans existence légale, perdue à l’autre bout du monde avec une obsession : ne pas laisser perdre son travail et celui de Philibert, et donc ramener en France les milliers d’échantillons accumulés autour du monde.
Cela passera par une nouvelle liaison et par un mariage avec un officier de marine du Périgord, Jean Dubernat. Lorsque Jeanne met à nouveau le pied en France, en 1775, elle est la première femme au monde à avoir bouclé le tour du globe. Elle fait aussitôt transférer l’ensemble de ses collections au Jardin du Roi, glorieux ancêtre l’actuel Museum d’histoire naturelle de Paris, sans que grand monde ne salue l’exploit de la jeune femme. Tout au plus Diderot concède-t-il à son sujet, en 1772 , dans son Supplément au voyage de Bougainville, que les femmes, « ces frêles machines », « renferment parfois des âmes bien fortes (sic) ».
Sur les 5 000 espèces ramenées de l’expédition, 3 000 sont nouvelles. Aucune ne porte le nom de Jeanne, oubliée au profit de Philibert qui a laissé le sien à plus de 70 plantes. Seul signe d’une certaine estime, Louis XVI lui accorde une pension qu’elle touchera jusqu’à sa mort, en 1807. En 2012, trois botanistes américains ont bien donné son nom à une petite plante des montagnes du Pérou mais c’est du côté de Pluton qu’il faut chercher le plus bel hommage rendu à Jeanne : en 2018, l’Union astronomique internationale lui ont rendu hommage en baptisant les monts Baret, une chaîne de montagne de la petite planète. Et ça, Commerson ne peut pas en dire autant.
2 réflexions sur « Jeanne Barret, objectif monde »
Mais c’est un monologue ?
Où est passé Sam ?
Il a osé dire « Cette chronique est mal barrée ». Et on ne l’a jamais revu…