La pêche au gros
– Ne vas surtout pas t’imaginer que ça ne saute pas aux yeux ou que je n’ai pas compris, surtout, mais histoire de vérifier : qu’est-ce que tu fabriques, exactement ?
– Ben, c’est évident non ?
– Oui oui, bien sûr, mais tu sais des fois il est utile de réitérer les évidences.
– Je ne vois pas l’intérêt.
– Je t’assure qu’il y en a un.
– Bon, si tu le dis… Alors, comme tu peux aisément le constater, je suis en pleine séance d’entraînement.
– Ah, tu t’entraînes…
– Non. Tu vois bien que ce n’est pas moi. Est-ce que j’ai l’air actif ?
– Certainement pas. C’est que je ne vois personne d’autre.
– Ils vont arriver.
– Qui ça ?
– Mais les pigeons, enfin ! Tu le fais exprès ?
– Donc tu veux entraîner des pigeons ?
– Oui, évidemment !
– D’accord. Alors puisqu’on est parti, autant aller jusqu’au bout : les entraîner à quoi, exactement ?
– Eh bien enfin, à reconnaître la voiture du voisin et à se soulager dessus. De toute façon les pigeons c’est ça ou transporter des messages, et de ce point de vue on a trouvé un peu plus rapide.
– Je vois que tes relations de voisinage s’améliorent, ça fait plaisir.
– Il persiste à utiliser sa perceuse en plein milieu de la nuit.
– La dernière fois il était 14 heu…
– EN PLEIN MILIEU DE MA NUIT !
Et il se plaint de mes créations florales au syndic.
– Et c’est donc à ça que sert…qu’est-ce que c’est ?
– Un réplique de capot de voiture. Je pourrais finir par croire que tu n’y connais vraiment rien en conditionnement animal.
– Tu ne serais pas si loin de la vérité.
– Je ne fais que reprendre un projet militaire.
– Ah oui ?
– Et de la plus haute importance en plus.
– Attends, je crois que je me souviens… Cette histoire d’apprendre à des pigeons à piloter des bombes, c’est ça ?
– Non, pas celui-là.
– Il y a eu plusieurs projets militaires à base de volatiles ?
– Manifestement. Non, cette fois je m’inspire de la guerre anti-sous-marine.
– Décidemment un de tes sujets de prédilection.
– Ecoute, le fait est que c’est une technologie militaire relativement récente, qui repose sur une arme invisible et redoutable, et qu’elle a donc conduit plein de gens brillants à développer des trésors d’ingéniosité pour la contrer. Avec plus ou moins de bonheur.
– Y compris entraîner des oiseaux ?
– Oui, entre autres. Ou recruter des dresseurs de cirque.
– Je veux tout savoir.
– Bon, alors si on est d’accord que les débuts du sous-marin comme arme militaire datent de la Guerre de Sécession, avec des premières sorties qui ne sont pas particulièrement probantes, c’est la Première Guerre qui marque vraiment son entrée en scène. Et c’est l’Allemagne qui a la main. Les Britanniques ont décidé de lui infliger un blocus maritime, par conséquent la marine de l’empereur se lance dans une campagne sous-marine d’ampleur pour couper les lignes d’approvisionnement des îles britanniques.
– Les lignes d’approvisionnement ? Donc ils s‘en prennent plutôt aux navires marchands, j’imagine ?
– Exactement. L’idée est que la Grande-Bretagne sera beaucoup plus conciliante pour négocier une paix intéressante si elle n’a plus rien à manger.
– On parle de nourriture anglaise, ça se discute.
– Je n’ai pas dit que ce plan était parfait. Et puis envoyer par le fond les chargements de matières premières nécessaires pour mener la guerre peut être tout aussi efficace.
– C’est quand même un peu ambitieux de vouloir couper la Grande-Bretagne de son empire.
– Oui, mais les U-boots s’avèrent redoutablement efficaces. En 1916, la Marine de sa majesté considère que la question la plus urgente et difficile à traiter est celle de la guerre sous-marine. En juillet 1916, les pertes de tonnages marchands alliés et neutres représentaient 110 000 tonnes. En février 1917, le chiffre est passé à 500 000 tonnes, dont la moitié pour les seuls bâtiments britanniques. A la fin avril, les autorités estiment que même avec d’importants efforts de reconstruction, la flotte en charge des relations marchandes sera réduite de moitié d’ici la fin de l’année. Dans le même temps, l’Allemagne construit chaque mois plus de sous-marins que la Grande-Bretagne de croiseurs. Il faut six mois pour lancer un sous-marin allemand, contre deux ans côté britannique.
– D’accord, ça ne s’annonce pas bien. Alors on fait quoi pour protéger les navires ?
– Bonne question. Quand le conflit éclate, le précurseur du sonar, l’ASDIC, n’est pas encore au point. Pour repérer les sous-marins, on travaille sur des hydrophones, mais ça prend du temps. Faut dire que les premiers modèles disposent d’une portée de détection de 2 miles, mais ne permettent pas de déterminer avec précision l’origine du bruit.
– Alors ?
– Je crois que ça vient de sous la surface, mon capitaine.
Et puis pour bien entendre il faut que les navires qui passent dans la zone s’arrêtent, ce qui les rend d’autant plus vulnérables.
– C’est pas vraiment l’idée pour les protéger.
– Non. En termes de technologies de défense, on en est un peu au même point avec les grenades sous-marines. Il faut attendre 1917 pour disposer de modèles qui permettent de régler la profondeur d’explosion.
– Ca risque de faire un peu tard.
– Oui. C’est le côté frustrant de la chose. En fait, la stratégie à suivre pour se protéger des sous-marins est connue. Il faut organiser des convois, avec protection militaire.
– Ben alors…
– Ben alors l’Amirauté n’a pas suffisamment de bateaux. C’est aussi simple que ça. Le problème sera réglé avec l’entrée en guerre des Etats-Unis, qui apporteront les ressources suffisantes, au moment où l’ASDIC et les grenades sous-marines seront assez au point pour être déployées. Mais en attendant, il faut faire sans.
– Ok, qu’est-ce qu’on a d’autre à disposition ?
– Les navires mystères.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Ben c’est un mystère, si je te le dis…
– Alleeeeez.
– Les navires mystères sont également appelés q-ships ou q-boats, les bateaux-q.
– On est plusieurs décennies avant James Bond, donc j’imagine que ce n’est pas parce qu’ils sont bourrés de gadgets pour faire des surprises aux Allemands.
– Eh ben pourtant c’est exactement ça. L’explication du nom est plus prosaïque : les premiers exemplaires sont préparés dans le port de Queenstown, en Irlande. Les q-ships sont des navires marchands, à première vue comme les autres, mais qui sont en fait lourdement armés. Leur mission est de leurrer les sous-marins en se faisant passer pour des cibles faciles, puis de leur expliquer qu’ils se sont lourdement trompés à coups de canons.
– Tel est pris qui croyait prendre.
– Exactement, c’est la raison pour laquelle les Allemands les baptiseront pièges à sous-marins. La Grande-Bretagne les met en place en 1915, alors que les ressources de l’Amirauté ne permettent plus d’appliquer la tactique des convois.
– Mais attends, y’a un truc qui me chiffonne. Quand un sous-marin vend couler un navire, il lui balance une torpille et l’idée est que la cible soit touchée avant même d’avoir réalisée qu’elle était visée. Donc je ne vois pas en quoi le fait de cacher ses armes change quelque chose.
– Sauf qu’à l’époque les torpilles sont des munitions chères et donc précieuses. Et pas toujours très efficaces, en passant.
– Ah oui ?
– Eh oui. Tu vois le Titanic ?
– Je vois, mais quel est le rapport ?
– Eh bien il avait un jumeau, construit en même temps et sur le même modèle, l’Olympic. Il a eu une carrière beaucoup plus longue, et pendant la guerre il est reconverti en transport de troupes. Lors d’une inspection après 1918, on a retrouvé sur sa coque un bel impact de la taille d’un ballon de foot, souvenir d’une torpille qui n’a pas explosée.
Le premier a survécu à une torpille, le deuxième a été coulé par un glaçon.
– Toujours est-il que les sous-marins économisent leurs torpilles. Ils les réservent pour les cibles plus dangereuses qui justifient effectivement un tir submergé. Contre un navire marchand sans défense, la stratégie classique consiste à faire surface et à le menacer avec les mitrailleuses installées sur le pont.
– Le menacer ?
– Oui, les lois maritimes veulent que si c’est un bâtiment civil, il faut en principe donner à l’équipage la possibilité de se rendre et d’abandonner le navire avant de le couler. En tout état de cause, la pratique des sous-marins contre les vaisseaux non armés consiste donc à faire surface et à les approcher de façon bien visible.
– Et là, surprise !
– Exactement. Le q-ship révèle ses canons, opérés par un équipage militaire qui était caché et qui constituent un armement plus lourd que ce dont dispose le sous-marin sur son pont, et ce n’est plus la même histoire.
C’est essentiellement un concours de celui qui a le plus gros.
La première victoire d’un q-ship sur un sous-marin allemand est enregistrée le 23 juin 1915. Pour être tout à fait honnête, le bateau, le Taranaki, ne fait en l’occurrence que servir de leurre. Il attire le sous-marin allemand, qui est coulé par un homologue britannique qui faisait l’escorte. La première victoire pour un q-ship non accompagné remonte au 24 juillet.
– Donc ça marche.
– Oui, assez bien. Au total, la Marine met à flot près de 200 navires-leurres : bateau marchands, chalutiers, cargos, caboteurs, yachts. On recense 150 engagements, qui ont permis de couler 14 sous-marins allemands, soit 10 % de leurs pertes totales, et d’en endommager 60. Les pertes de q-ships sont de l’ordre d’une trentaine.
– Bon ben voilà, on a notre stratégie de défense.
– Non. C’est bien, mais pas suffisant. La preuve en est les tonnages coulés que je te citais pour l’année 1916. L’Amirauté a cruellement besoin de trouver des solutions pour traiter la menace sous-marine. C’est la priorité. Au-delà, c’est un sujet de préoccupation nationale.
– A ce point ?
– Oui. Tout le monde y va de ses réflexions et idées, dans la mesure où les dégâts des U-boots commencent à sérieusement affecter le moral du Royaume-Uni. Jusqu’à susciter des doutes sur la perspective de la victoire. Faut voir qu’en avril 1917, un navire qui quitte la Grande-Bretagne sur quatre ne revient jamais.
– Ah oui, ça fait beaucoup quand même.
– Si la crainte que le Royaume-Uni finisse vaincu par la famine était sans doute exagérée, le problème et ses conséquences sur le moral national étaient néanmoins réels. D’autant que les premières réponses proposées par l’Amirauté ne sont…pas convaincantes.
– Genre ?
– Genre les patrouilles côtières n’ont pas de suffisamment de navires pour être efficaces, et en plus ils ne sont que légèrement armés. Les vedettes chargées de surveiller les eaux disposent d’équipes de deux nageurs, dont la mission dès qu’un périscope est repéré est de se mettre à l’eau avec un grand sac et un marteau. Ils doivent alors se saisir du périscope, l’envelopper avec le sac, et le tabasser.
– Sérieusement ?
– Ben oui.
Défense anti-sous-marine, 1915.
– J’imagine que ça ne suffit pas à mettre la marine allemande à genoux.
– Pas tout à fait, non. L’Amirauté établit alors en juillet 1915 un Bureau des Inventions et de la Recherche. Sa mise en place est décidé par Lord Balfour, afin d’évaluer les problèmes, de proposer des pistes de recherches et de solutions pour les traiter, et éventuellement de développer les idées et moyens correspondants. L’objectif est de favoriser les échanges d’idées entre civils, scientifiques, et militaires, quelque chose d’inédit à l’époque.
– Ca semble plutôt une bonne idée.
– Oui, mais le travail n’est pas simple. Les relations entre les militaires et les civils sont difficiles. Les officiers ne voient pas d’un bon œil que des personnes extérieures viennent se mêler de leurs affaires, au point d’émettre des suggestions et de leur donner des conseils sur leur domaine d’expertise. D’autant que le BIR était une structure autonome, distincte de l’organisation de la Marine. En outre, il y a son directeur, Lord Fisher. Il a démissionné de son poste de Premier Seigneur de la Mer, je ne fais que traduire le titre officiel, en avril 1915 en raison d’un désaccord avec Churchill sur la conduite de la campagne des Dardanelles, mais il souhaite néanmoins conserver un rôle important dans la guerre.
– Ca pourrait frotter un peu.
– En effet. La création du BIR relève autant de la volonté de confier le problème à une structure en mesure de le traiter que de la communication. Les scientifiques se proposent pour travailler avec le gouvernement afin de trouver des solutions, et le public attend des réponses et pense que c’est une bonne idée. H.G. Wells prend la parole publiquement pour expliquer que les inventions sont la clé de la victoire.
– Il n’a qu’à proposer une machine à remonter dans le temps.
– Par exemple. Mettre en place le BIR est une façon pour le gouvernement de montrer que toutes les ressources sont mobilisées pour régler le problème. Et de fait chacun, y compris le citoyen de base, est vivement invité à adresser au Bureau ses idées et propositions. Il en recevra en tout 37 500, dont 14 000 relatives aux questions de sous-marins.
– Uh, ça sent le filon de plans discutables.
– Oh oui. Les propositions sont classées en plusieurs catégories, dont « suggestions par les experts en fauteuil ».
– Je veux des exemples.
– Je me doute. Ainsi, on reprend ce qui se faisait déjà et on pousse le bouchon un peu plus loin : faire directement attaquer les sous-marins par des nageurs équipés de marteaux « très pointus ».
Vous noterez l’évolution technologique
– Non mais déjà les gens qui suggèrent des marteaux pointus, on sent les professionnels.
– D’autres proposent de revoir le blindage des bateaux, qui devraient selon eux consister en un bon mètre de paille.
– Ca va pas du tout alourdir le tout.
– Tu en as qui sont partisans de déverser de grandes, mais alors grandes quantités de peinture verte dans l’eau, ce qui aurait le double avantage de semer la confusion dans les sous-marins ennemis quant à la profondeur réelle à laquelle ils se trouvent, et de teinter les périscopes, les rendant ainsi beaucoup plus faciles à repérer à la surface.
– Ca me paraît absolument faisable.
– Encore mieux : placer au fond de l’eau, à des points stratégiques, des tonnes de boîtes de bicarbonate de soude en poudre. Sur un signal radio, le produit serait libéré, créant ainsi de considérables masses de bulles qui remonteraient les sous-marins à la surface.
– On les a perdus là.
– Je te passe tous ceux qui proposent d’employer de puissants aimants pour détourner ou capturer les sous-marins. L’Amirauté ira même jusqu’à tenter une expérience avec un médium. Non concluante, à la grande surprise de personne.
– La science participative et la concertation citoyenne, c’est beau.
– Dans ce contexte notoirement foutraque, le BIR n’est pas plus surpris que cela quand il est contacté mi-1916 par un certain Joseph Woodward. Capitaine Joseph Woodward, en fait.
– Ah ben au moins c’est un connaisseur de la chose militaire.
– Alors non, il est aussi capitaine que toi ou moi. C’est son nom de scène.
– Un artiste ?
– Oui, un nom connu dans le cirque et le music-hall. Monsieur est dresseur d’otaries, et il est convaincu que ces braves bêtes peuvent êtes entraînées pour détecter les sous-marins. Et de fait, il dispose d’une réelle expertise sur le sujet. A l’époque, la famille Woodward bénéficie d’une réputation mondiale dans le domaine de l’entraînement et des spectacles avec des phoques et otaries. Ils ont travaillé aux Etats-Unis avec Barnum et tourné dans le monde entier.
– Au point où on en est, pourquoi pas…
– Exactement. En novembre 1916, Joseph Woodward reçoit donc la mission d’entraîner des otaries à reconnaître les bruits spécifiques d’un sous-marin.
« Bravo, vous êtes recrutée. »
– C’est quoi le but, exactement ?
– Apprendre aux otaries à repérer et à suivre les sous-marins. Une fois déployées, elles seraient équipées de repères bien voyants, ce qui permettrait aux bâtiments de surface de les suivre quand elles se mettent sur la piste d’un sous-marin. Et idéalement, si elles pouvaient appeler quand elles en repèrent un, ce serait encore mieux. Enfin, un signal sonore spécifique permettrait de les rappeler avant de détruire le sous-marin.
– Ca va être simple.
– Ca se déroule plutôt bien pendant l’entraînement en bassin. En janvier 1917, des tests sont menés pour vérifier leur acuité auditive et leur vitesse. Ils permettent de confirmer que les otaries se comportent conformément aux objectifs, sont capables de nager à la vitesse requise, et ont les oreilles plus sensibles que les hydrophones disponibles. En février, quatre otaries procèdent à des démonstrations à Londres devant plusieurs membres du comité central du BIR.
« Et maintenant elle va faire tenir le sous-marin en équilibre sur son nez ! »
On passe à des essais dans un lac du Pays de Galles en avril mai, puis dans la Manche début juin. Ils permettent de se rendre compte que ce n’est pas évident de suivre une otarie qui s’est mise en chasse en pleine mer quand elle ne revient à la surface que quelques secondes toutes les minutes.
– Sans blague.
– On essaie de leur coller des petites bouées pour mieux les suivre, mais surprise il s’avère que ça les gêne, ou de les peindre.
– Ben oui, avec toute la peinture verte qu’on a achetée il en reste un peu.
– Il s’avère également que dans un environnement naturel, les animaux sont beaucoup plus distraits par tout ce qui les entoure. Les tests en mer se font avec un vrai sous-marin. Et confirment ce qui apparaissait dans le lac : les résultats sont beaucoup moins constants, et les otaries sont dissipées. Elles ne suivent le sous-marin sur quelques centaines de mètres au plus. Les officiers soulignent le bon travail et l’application de Woodward, mais concluent que les perspectives d’utilisation pratique de cette méthode semblent très limitées.
– Ca tombe à l’eau, quoi.
– Oui. L’idée d’entraîner des mammifères marins pour des missions militaires sera reprise plus tard, mais pour cette fois on en reste là. Heureusement pour nous, il n’y a pas que les pinnipèdes dans la vie.
– Y’a des projets pour d’autres bestioles ?
– Absolument. Dès 1915, on suggère de se servir de goélands pour repérer et suivre les périscopes. L’idée est sérieusement envisagée fin 1916, quand elle est reprise et soutenue par le contre-amiral Duff et l’amiral Inglefield, en charge de la défense côtière. Ce dernier voudrait qu’on apprenne aux volatiles non seulement à identifier et suivre les périscopes, mais aussi à déféquer dessus, pour les rendre inutilisables. Ce principe est aussi vigoureusement défendu pendant toute l’année 1917 par Thomas Mills, un Anglais parti faire fortune dans la mine d’or en Australie avant de revenir au pays. Au point qu’il mène ses propres expériences, à ses frais, en parallèle de celles que le BIR tente pendant l’été, et ne lâchera pas la grappe à ce dernier.
– Attends, comment tu entraînes des piafs à ce genre de truc, déjà ?
C’est vrai, ils ne sont pas particulièrement mali…
– Duff propose que des navires marchands traînent derrière eux des faux périscopes qui distribueraient de la nourriture à intervalles réguliers, pour apprendre aux oiseaux à associer périscopes et ravitaillement. Certains objectent que les goélands ne s’éloignent pas beaucoup des côtes, ce qui limiterait l’efficacité du système, qu’il ne sera sans doute pas évident de bien reproduire le mouvement d’un sous-marin en traînant un faux périscope, ou que cela pourrait conduire les vigies des bateaux à trop se focaliser sur les groupes d’oiseaux.
– On dirait de bonnes objections.
– Oui, mais le BIR a pour fonction d’essayer des trucs. Donc la réalisation de tests est validée en mai1917. Un authentique sous-marin est équipé d’un faux périscope qui distribue de la viande. Il s’avère rapidement que ça n’est pas concluant, et le 30 août le BIR décide de laisser tomber. En fait, les principales difficultés en sont pas tant techniques ou expérimentales que relationnelles. Le capitaine du sous-marin mis à disposition, le B3, fait preuve d’une grande mauvaise grâce.
– C’est-à-dire qu’il s’est engagé pour défendre la patrie dans des duels de sous-marins contre les vils Germains, et on veut qu’il apprenne à des goélands à lui chier dessus. Y’a de quoi reconsidérer ses choix professionnels.
– C’est vrai. Dès qu’il reçoit l’ordre de collaborer pour ces expériences, il souligne auprès de ses supérieurs que son bâtiment est déjà très occupé à mener des tests sur des hydrophones, et que par conséquent cela ne pourrait se faire qu’au détriment de ces derniers. Il reçoit du commandant de la flotte la confirmation que sa priorité doit être le travail sur les hydrophones, et que les essais avec les goélands ne sauraient interférer avec cet objectif.
– C’est clair.
– L’Amirauté laisse donc tomber les goélands chasseurs de sous-marins. Mais pas John Mills. Quand le BIR lui explique que son idée a déjà été avancée et étudiée, il décide de mener ses propres essais. Il est riche, et convaincu.
– Ca peut donner des choses merveilleuses…
– Il obtient un rendez-vous avec l’amiral de la base navale proche de chez lui, en Ecosse, pour proposer des tests. L’amiral lui répond que les oiseaux ne seront pas en mesure de faire la différence entre les sous-marins britanniques et ennemis.
– Les britanniques plongent à gauche, non ?
– Ce qui conduit Mills à suggérer d’ordonner aux sous-marins de la Navy de rester au port une fois ses goélands chasseurs déployés. Vous êtes bien mignons avec votre « guerre », là, mais moi j’ai des essais à faire pour voir si je peux apprendre à des oiseaux à repérer un périscope. Mills revient auprès du BIR en septembre 1917, avec les plans de son invention. A savoir je te rappelle un faux périscope qui distribue de la viande, le gars il n’a pas non plus inventé la machine à mouvement perpétuel. Il sollicite du BIR l’autorisation de mener des tests, et d’acheter du carburant pour le bateau qui doit les mener, et essuie un refus.
– C’est la science qu’on bâillonne !
– Il dépose néanmoins une demande de brevet pour son invention. Elle détaille le fonctionnement du petit tapis roulant et de la lame qui vient régulièrement découper la viande. Bref le gars a réinventé un hachoir, qui flotte.
A compter de ce moment, l’Allemagne est essentiellement foutue.
– Quand on dit que les crises révèlent des trésors d’inventivité.
– Convaincu que son idée est fonctionnelle, Mills appelle fin 1917 la presse et ses contacts politiques, y compris plusieurs députés et le premier ministre australien, en leur fournissant tous les détails et des photos. Il parie même 5 000 livres que « la menace des sous-marins aura pratiquement disparu sous 6 à 8 mois une fois que l’Amirauté se sera proprement emparée de ma proposition ».
– On ne peut pas lui retirer sa conviction.
– Non, Mills est certain que son idée pourrait sauver des vies, et se sent donc très frustré qu’elle soit rejetée. Il finit par s’installer à Exmouth pour acheter un bateau et mener ses tests tout seul.
Il ne fait pas les choses à mouettié.
Le Exmouth Journal mentionne ses essais en février 1918, avec un interview dans lequel il confirme qu’il a constaté que les goélands suivaient bien son appareil, y compris quand il le mettait en plongée sur plusieurs centaines de mètres. Il revient à la charge auprès du BIR en février 1918, et se fait encore bouler.
– Surtout à l’époque, la situation n’est plus la même.
– Non, mais Mills est pour le moins entêté. Il écrit à Thomas Edison, qui lui répond froidement qu’il devrait plutôt s’adresser à la Marine US. Ce que Mills refuse de suivre car il veut que ce soit une innovation britannique. Il finit cependant par solliciter des contacts auprès des autorités navales américaines en mai, puis commence à correspondre avec le rédacteur en chef du magazine Popular Science Monhtly de New York entre septembre et décembre.
– Hé, monsieur, c’est fini maintenant.
– Pour cette fois. A la fin de la guerre, John Mills reste convaincu que le recours aux goélands reste une clé pour la sécurité future du monde entier. Il ira jusqu’à écrire tout un bouquin sur le sujet.
– La sécurité mondiale assurée par des patrouilles de goélands anti-sous-marins…y’a des histoires alternatives qui se perdent, quand même.
Pour soutenir En Marge, ça se passe ici. Nous avons-nous aussi quantités d’idées idiotes à tester.
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