Larrey dans toute sa splendeur

Larrey dans toute sa splendeur

– Tu voulais me parler d’un truc médical ?

– Oui : il faut absolument que je te cause de Larrey.

– Tu sais, je peux entendre énormément de choses mais je ne suis sans doute pas la bonne personne et il existe sûrement des pommades très eff…

– Jean-Dominique Larrey, andouille. Un des chirurgiens militaires de Napoléon.

Ben quoi, une raie. Avec du beurre ramolli, dit « pommade ».

– Un charcutier refoulé, quoi.

– Non, justement. Un peu plus tôt, je ne dis pas mais ça a quand même un poil progressé depuis le Moyen Age, la chirurgie, du temps de Napoléon. Bon, je te l’accorde, l’anesthésie se limite encore à un grand coup de gnôle dans le meilleur des cas.

 -C’est encore une histoire où ça va pisser le sang.

– Grâce à des types comme Larrey, moins.

 – Il sort d’où, déjà ?

 – D’une famille de cordonniers.

– Les plus mal chaussés, ces gars-là.

– Merci, Sam. Ce que je veux dire, c’est qu’il ne se retrouve pas médecin par tradition familiale, Jean-Dominique. C’est vraiment le type méritant dans toute sa splendeur. Et rapide : il naît en 1766 et en 1787, le voilà déjà chirurgien dans la Royale.

– La Royale ?

– La marine de guerre française.

– 1787, tu dis ? Elle ne va pas rester royale bien longtemps.

– Bien vu. N’empêche qu’entre ça et la Révolution, en une dizaine d’années, Larrey se fait une bonne petite idée de ce à quoi ressemble des blessures de guerre.

– Beaucoup de tripes.

– Exactement. Les peintres ont tendance à oublier ces petits détails dans les tableaux de l’époque. Mais surtout, le gag, c’est qu’on meurt autant après la bataille que pendant, peut-être même plus. Le don de sang n’existe pas, la désinfection non plus…

– En revanche, j’imagine que la gangrène et la septicémie se portent très bien.

– Pas mal, merci pour elles.

– Mais tout le monde s’en cogne plus ou moins, non, du côté des officiers ? – Sans aller jusque-là, c’est vrai qu’on est encore loin de se soucier des pertes comme aujourd’hui. C’est le premier truc pour lequel Larrey va se battre : faire en sorte qu’on prenne mieux en charge les soldats blessés. On fait tout un foin de Dunant, le fondateur de la Croix Rouge, mais Larrey avait déjà bien dégagé le terrain 50 ans plus tôt.

Ouais ooooh ça va bien avec la Croix Rouge. Est-ce qu’ils ont jamais réussi à ranimer un seul de leurs mannequins, hein ?

– Comment ?

– Ce qu’il a vite compris, c’est que le temps est essentiel pour améliorer les chances des soldats blessés. Plus tu passes de temps à pleurer misère sur le champ de bataille en te demandant où ce putain de boulet de canon a bien pu emporter ta jambe, plus tu risques d’y rester.

– Enfin j’imagine qu’il n’a pas non plus inventé le transport en hélico, ton Larrey.

– Non, mais il a inventé à peu près tout le reste. L’ambulance, tiens, façon système D. En 1792, il fauche des affûts de canon, colle quatre planches en travers et y attelle deux bourrins, et zou, c’est parti : le voilà qui se balade sous les balles ennemies pour aller ramasser les pauvres troufions blessés étalés un peu partout, au beau milieu de champ de bataille.

– C’est Larrey au milieu, quoi.

– Sam.

– Pardon. Et donc, il fait ça tout seul ?

– Non justement. Deuxième trouvaille : il crée le concept d’équipe médicale et enrôle des aides, avec chacun sa spécialité. Ce n’est pas encore le SMUR d’aujourd’hui, mais pas loin : il développe le principe des interventions médicales SUR le champ de bataille.

– Pardon ?

– Vivi. Il opère sur place. Pendant que ça pète de partout autour. Tu vois les soigneurs au rugby, qui bossent tranquillement pendant que tout le monde continue de jouer autour ? Pareil, mais avec des gars à cheval qui braillent tout autour, la mitraille qui vole, la fumée, les cris… Ben au milieu de tout ça, il ampute façon efficace : 200 troufions en 24 heures, à la bataille de la Sierra Negra. Crois-moi, quitte à te faire amputer, t’apprécies que ça aille vite.

Une trêve ? Vous vous foutez de moi ! Le record est à 220 !

– Efficace.

– Oh oui. Et tiens, un autre truc qu’il a inventé bien avant Dunant : il ramasse tout le monde, soldats ennemis compris.

– Ben c’est la base, quand même ?

– Ah ben pas trop, à l’époque. Imposer l’idée qu’un ennemi cesse d’être un ennemi à la seconde où il est hors de combat pour devenir un patient qu’il s’agit de soigner, ce n’est pas franchement tendance. Surtout qu’il ne s’arrête pas là.

– Il leur applique le tiers-payant ?

– Ne poussons pas.

– Il les fait passer en premier ?

– Eh ben figure-toi que c’est à peu près ça. Il invente un truc tout bête, qui est toujours la base du travail des secours d’aujourd’hui : le tri par ordre d’urgence.

– Ben comment on peut trier autrem…

– Par grade, mec.

– Pardon ?

– Oui. Avant Larrey, l’officier qui s’était retourné un ongle passait avant le brave milouf qui avait un boulet de canon coincé sous la paupière. Il change tout ça.

Pouce, j’ai une ampoule. Évacuation d’urgence !

– Ça doit le rendre vachement populaire auprès des hommes.

– Oh que oui, d’autant qu’il ne s’intéresse pas qu’à leurs blessures. Quand Bonaparte se lance dans sa petite aventure égyptienne, Larrey s’intéresse à des questions comme le ravitaillement. C’est lui qui trouve le moyen de conserver correctement de la viande de cheval par 40° à l’ombre pour nourrir les hommes, histoire d’éviter que la moitié de l’armée s’empoisonne en bouffant des trucs pas frais. Il sacrifie même ses propres chevaux.

– Côté commandement, ça réagit comment ?

– Napoléon adore Larrey.

– C’est Joséphine qui le dit ?

– Il faut que ça cesse, Sam.

– Pardon.

– Napoléon a une estime rare pour Larrey TU TE TAIS SAM TU TE TAIS. Il le bombarde baron d’Empire sur le champ de bataille de Wagram, par exemple. Et puis le coup de la récupération des soldats ennemis, soignés comme les autres, toute l’Europe apprécie. Le Duc de Wellington avait imposé à ses troupes de ne pas tirer sur Larrey, ONA DIT QUOI SAM ON A DIT QUOI ni sur ses équipes au combat, ce qui est une nouveauté à un moment où on est encore assez loin de la Convention de Genève. Il paraît que Wellington, en l’apercevant sur un champ de bataille, a enlevé son chapeau et dit « Je salue l’honneur qui passe ».

– Enfin ça c’est la théorie, tu ne me diras pas qu’en pleine bataille…

– Ça ne change rien au principe mais tu as raison : à Waterloo, Larrey a effectivement fini par se prendre une balle perdue.

– M’a toujours fait marrer cette expression vu qu’elle n’est pas perdue pour tout le monde, je trouve. Bon, et alors, Larrey ?

– Par miracle, la Bible qu’il porte dans sa poche arrête la balle.

– Tu te fous de moi ?

– Oui. Il est bel et bien touché. Pas mortellement, mais suffisamment pour ne pas pouvoir s’évacuer tout seul. Il est fait prisonnier par les Prussiens et ça commence à partir en cacahuète.

– Tu m’avais dit que les soldats ennemis l’adoraient…

– T’es marrant, toi, faut encore le reconnaître !

– C’est vrai qu’on ne reconnaît pas toujours Larrey, avec le slip dessus et tout.

– Saaaaaam. Surtout que Larrey a eu la mauvaise idée se protéger sous le premier truc qui traînait à côté de lui, à savoir un uniforme ennemi. Et ça, c’est généralement un coup à te faire trucider sur place. Les gens ont tendance à trouver ça un peu dégueulasse de changer de maillot pendant la bataille.

– C’est moche, comme fin.

– Ah mais ce n’est pas la fin. Comme la vie de Larrey a de toute évidence été scénarisée à Hollywood, c’est exactement le moment que choisit Blücher, le commandant prussien, pour passer par là.

– Et ?

– Et Blücher connaît bien Larrey, et pour cause : il avait soigné son fils dans une autre bataille. Non seulement Blücher l’épargne, mais il le fait rapidement libérer.

– Et après la guerre ?

– Larrey a continué d’être médecin dans l’armée très tard. A 76 ans, en 1842, il a demandé à pouvoir inspecter les troupes postées en Algérie pour en faire un tableau médical d’ensemble. C’était le voyage de trop, il attrape une saloperie qui finit par avoir sa peau, le 25 juillet.

– Ce qui est fou, c’est que je n’avais jamais entendu parler de ce type.

– C’est un peu le problème de l’histoire militaire. On se rappelle plus des massacreurs en chef que des types qui s’ingénient à sauver la peau des troufions. Mais eux, crois-moi qu’ils s’en souviennent, de Larrey. Si on fait le maximum pour leur sauver la mise aujourd’hui, c’est en partie parce que Larrey fut l’un des premiers à estimer qu’ils n’étaient pas que de la viande.

10 réflexions sur « Larrey dans toute sa splendeur »

  1. Et ben merci à vous deux, j’ai appris plein de choses sur Larrey ….non Sam, non….dont j’ignorais totalement l’existence, et le rôle majeur qu’il a joué dans l’amélioration des soins portés aux soldats sur les champs de bataille. Si seulement on mettait ces personnes là à l’honneur, plutôt que les autres…le monde tournerait peut être un peu plus rond…
    E puis j’ai beaucoup ri aussi, et ça c’est le petit plus qui me va bien !
    Je reviendrai !

    1. Et pour joindre l’utile à l’agréable, on crédite aussi Larrey de l’invention du bouche à bouche.

      (Là pause dramatique pour laisser à Sam le temps de placer le bon mot qui lui brule les lèvres avec Larrey… Ah merde c’est pas FB, y peut pas)

      Mais pour être honnête il s’agissait juste d’une technique pour repérer les trous de balles (pardon…) qui auraient transpercé les poumons.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.