Le coup de la morue
– Eh ben alors, t’as pas l’air de t’amuser ?
– En fait, c’est-à-dire que…
– Attends, on a fait une heure de route, on est venu exprès, tout ça pour que tu puisses venir jouer à Pirates-land, et maintenant tu boudes ?
Les monos ont pourtant l’air sympa.
– En fait, je suis plus trop sûr d’avoir envie d’être un pirate.
– Ce sont les salles de cinéma qui vont être soulagées. Rends-moi ton disque dur.
– Mais non, je veux dire, un frère de la côte, un loup de mer, un forban, un adepte de la flibuste.
– Enfin, qu’est-ce qui t’arrive ? Je n’arrive pas à croire à un soudain accès d’honnêteté, doit y avoir autre chose.
– Autre chose, c’est le siège de Charleston.
– Ca ne me dit rien.
– En 1718, Edward Teach assiège la ville de Charleston en Caroline du Sud.
– Euh, ok, grand bien lui fasse.
– Edward Teach, ou Thatch, tu le connais mieux sous le nom de Barbe-Noire, banane.
– Effectivement ça me parle plus.
– Le 22 mai, il se pointe avec 4 navires, en capture 5, bloque le port et la ville pendant une semaine. Il exige un paiement.
– Du rhum, des femmes, et de la bière nom de D…
– Alors non. En fait, il semblerait qu’il était précisément là parce qu’il avait mis la main sur un peu trop de tout ça.
– Trop de rhum ? C’est un concept concevable pour un pirate ?
– Je ne parlais pas du rhum. Ni de la bière d’ailleurs.
– Tu veux dire trop…de femmes ? Pour le coup c’est moi qui ai du mal à imaginer.
– Bravo, vraiment. Pour ta gouverne, vermine libidineuse, Barbe-Noire assiège la ville pour obtenir des médicaments.
– Oui, bon, après tout je peux comprendre que ce soit utile à des pirates. Paraît que c’est une profession dans laquelle on peut se blesser.
– Pas ce genre de blessure. Les pirates veulent des traitements contre la syphilis. Quand je te disais qu’ils avaient manifestement abusé des filles d’auberge et autres.
– Effectivement. Je dois avouer que c’est singulier comme motif pour partir à la baston.
– J’ajoute qu’à l’époque le traitement de la syphilis ce n’est pas des pilules de pénicilline. Je te fais la première lame, on se soignait au mercure.
– Au merc…mais c’est toxique le mercure !
– Vi. On meurt aussi de l’intoxication au vif-argent, mais manifestement c’est préférable à la syphilis. C’est plus long.
– Super. Attends, c’est quoi après la première lame ?
– Le mode d’injection, mon enfant. Il s’agit d’aller porter le « remède » à la source du mal. Donc on s’injecte du mercure dans…
– Non, non, non non non. Je veux pas le savoir.
– Oh que si. Dans l’urètre.
– C’est fini, je me casse. Salut.
– Attends, je t’ai trouvé des images du matériel médical, tu veux pas rater ça.
SI !
(seringue retrouvée dans l’épave du Queen Anne’s Revenge, le bateau amiral de Barbe-Noire)
– Donc si je résume, les gars sont venus assiéger une ville, une opération qui représente quand même un certain niveau de risque pour leur vie, afin d’obtenir l’insigne privilège de pouvoir s’injecter du mercure dans le…
– C’est ça. Des conséquences inattendues du « mal français ».
– Alors ça ça dépend à qui tu en parles. Le « mal français » pour parler de la syphilis, c’est une expression italienne. Parce que les premiers cas dans la péninsule ont été recensés en 1494, pendant que la province était envahie par des troupes françaises accusées de répandre le mal. En vertu de quoi par chez nous on dit plutôt « mal napolitain ». Sachant qu’en tout état de cause il est fort possible que la maladie venait plutôt d’Amérique.
– Ah oui, c’est comme la grippe de 1918 qui était aussi espagnole que toi ou moi. Les premiers cas sont apparus aux Etats-Unis, mais l’Espagne est le premier pays à publier officiellement ses informations et données, par conséquent on l’associe à la maladie. Et je ne reviens pas sur une certaine épidémie en cours et ses variants géolocalisés avec plus ou moins de bonheur.
– Ou encore le mal anglais.
– Le mal anglais ? Connais pas. Spontanément je dirais que c’est une combinaison d’intoxication alimentaire et de tare héréditaire.
– Ha le bel esprit de camaraderie trans-Manche. Cela dit tu n’es pas si loin de la vérité. Le mal anglais, c’est avant tout une maladie à éclipse.
– Euh, c’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que pendant longtemps, elle est apparue ponctuellement ici ou là, avant qu’on n’en entende plus parler avant plusieurs siècles. Ainsi, elle est manifestement inexistante pendant la Préhistoire et l’Antiquité. Les Grecs et les Egyptiens ne la connaissaient pas, et elle est décrite pour la première fois par les médecins Galien et Soranos d’Ephèse au 2ème siècle de notre ère.
– Mmm, ça m’a pas l’air très anglais tout ça.
– Attends, on va y venir.
– Bon alors c’est quoi d’abord cette maladie ? Comment elle se manifeste ?
– Des déformations des os. Les effets les plus courants : colonne vertébrale tordue, genoux cagneux, jambes arquées, thorax déformé. C’est une maladie de la croissance et de l’ossification, qui peut apparaître dès les premiers mois de la vie. Tu la connais sans doute mieux sous le nom qui lui a été donné à partir du mot grec pour la colonne vertébrale, le rachis.
– Mmm…le rachitisme ?
– Tout juste. Les os et cartilages se solidifient mal, par conséquent ils se tordent et se déforment. Tous les os sont fragilisés, mais évidemment ce sont les plus longs et ceux qui supportent un poids plus important qui sont les plus marqués, d’où des problèmes plus sévères aux jambes et à la colonne. Il en résulte des infirmités, et potentiellement des problèmes respiratoires. Pour les femmes, le rachitisme peut en outre constituer un risque accru d’accouchement compliqué si le bassin est déformé ou trop étroit.
« En revanche, si vous voulez vous mettre à l’équitation… »
– D’accord, mais d’où ça vient ?
– Hé hé, bonne question. Comme je te le disais, la maladie est décrite pour la première fois au début de notre ère, mais pendant les siècles qui suivent elle reste peu présente. En outre, elle ne frappe que des populations du nord de l’Europe, c’est-à-dire les latitudes supérieures à celle de la France, on va dire, et de la Sibérie.
– Je comprends qu’il y a peu de malades, mais ils sont toujours dans cette zone ?
– C’est ça. Pour autant, une fois encore, le phénomène est limité, on n’en entend pour ainsi dire plus parler jusqu’au 17ème siècle. C’est alors que le terme rickets, sans doute dérivé d’un mot germain qui signifie « déformé », apparaît dans la littérature médicale britannique. La dénomination rachitisme fait son arrivée en 1650. La maladie touche surtout les enfants des grandes villes, ainsi que les bébés des familles riches. On parle alors de mal qui frappe « au berceau ».
– Hum, une maladie qui apparaît dans les premiers mois ne plaide pas en faveur d’une contamination par un virus qui circulerait à l’extérieur.
– Judicieuse observation. Toujours est-il qu’au 18ème, la maladie devient endémique dans tout le nord de l’Europe. Elle frappe tout particulièrement les gamins des villes britanniques dont la population se développe à l’époque, en particulier avec les premiers feux de l’industrialisation. D’où l’expression de « mal anglais ». En France, le terme orthopédie est créé pour traiter les déformations des enfants. Heureusement, dès la fin du 18ème, un traitement est identifié, même si l’origine et le mécanisme de la maladie n’est pas compris.
– Ecoute, dans un premier temps l’important c’est de se soigner. C’est quoi ?
– Avant de te répondre, je vais t’en dire un peu plus sur l’origine géographique du remède en question. Le rachitisme frappe les populations du nord de l’Europe, et plus tu montes en latitude, plus elle est prévalente.
– C’est effectivement ce que tu as dit.
– A une exception près. Il y a une population septentrionale dont les voisins sont bien placés pour attester qu’elle n’est pas particulièrement constituée de gars malingres et difformes.
– Qui ça ?
– Ben les Scandinaves. De l’avis général, les vikings ne pouvaient pas vraiment être qualifiés de rachitiques.
« Vous pouvez nous montrer vos genoux ? Non ? Et me rendre mon or ? Non plus, d’accord. »
– C’est effectivement l’avis général. Mais comment se fait-ce, alors ?
– Le secret, c’est la morue. Les Scandinaves pêchent beaucoup…
– Il leur faut se repentir.
– Ils pêchent beaucoup de poissons. Dont des morues, qu’ils consomment sous différentes formes, y compris l’huile de foie de morue. Et de fait, ils ne connaissent pas le rachitisme. Par conséquent, Thomas Percival, médecin britannique, préconise le traitement par l’huile de foie de morue dès la fin du 18ème siècle, et ce remède est introduit en France en 1825. Avec succès. L’huile de foie de morue permet de prévenir et de guérir le rachitisme. Et maintenant, dans la mesure où c’est le genre de trucs dont nous avons déjà traité, à plusieurs reprises, au point qu’on pourrait parler d’une série, je te laisse en tirer les conclusions qui s’imposent sur les origines du rachitisme.
– Un machin débilitant qui se soigne en rajoutant juste un aliment à son régime ? Je penche pour une carence vitaminique.
– Bien vu. Le rachitisme est effectivement dû à une carence en vitamine D, ce qui ne permet pas de bien fixer le calcium, un composant un peu important pour les os. Ces derniers sont par conséquent sous-calcifiés, et se tordent.
– D’accord, ça se tient, c’est un schéma classique. Mais attends…les Scandinaves mangent de la morue, et bénéficient ainsi d’un apport de vitamine D, ok. Mais les populations du sud de l’Europe ? Y’aurait un autre aliment, ou d’autres aliments, qui présenteraient les mêmes avantages mais qu’on mangerait moins dans le nord de l’Europe ? Et pourquoi la maladie est restée inconnue pendant de longues périodes historiques ? Et y’a eu un changement de régime alimentaire au 17/18ème siècle ? Pourquoi, hein, POURQUOI ?
– Autant de fort bonnes questions. Comme je te le disais, la démonstration est faite au 19ème siècle que l’huile de foie de morue constitue un remède, mais à l’époque le concept de vitamine reste encore inconnu. La cause de la maladie est un mystère. Notre bon ami John Snow se penche sur la question, et propose que le rachitisme est dû à une contamination du pain par l’alun.
– C’est…très spécifique.
– Et erroné. A la fin du 19ème siècle, outre l’alimentation, une autre cause est proposé, plus originale : le manque de lumière.
– Le manque de lumière comme…le fait de trop rester dans l’obscurité ?
– Précisément. En 1908 Leonard Fidley reproduit la maladie chez des chiens en les maintenant dans un environnement sombre. En 1917, on démontre qu’outre l’huile de foie de morue, l’exposition au soleil peut prévenir la maladie. Pendant l’hiver 1918/1919, Kurt Huldschinsky, un scientifique allemand, démontre que le rachitisme peut être soigné avec des lampes à UV. La vitamine D est isolée à partir d’huile de foie de morue en 1919, puis définie chimiquement en 1935.
– Mais…c’est quoi le rapport entre un manque de vitamine et un manque de soleil ?
– L’organisme synthétise la vitamine D au niveau de l’épiderme, et pour faire simple ce processus est déclenché par l’exposition aux rayonnements ultra-violets. Autrement dit, pas de soleil, pas de vitamine D. Sachant que la carence peut être aggravée par l’alimentation, des maladies digestives qui limitent l’absorption, ou des maladies héréditaires du métabolisme (notamment au niveau des reins et du foie).
– J’en conclus que si on reçoit suffisamment de lumière, pas besoin d’huile de foie de morue.
– Exactement.
Et croyez-nous, entre ça et une balade…
De manière générale, l’alimentation est peu riche en vitamine D, mais ce n’est pas un problème parce que l’exposition à la lumière naturelle suffit pour assurer les apports nécessaires.
– Sauf quand on vit dans le nord.
– Exactement. Dans le nord, avec des hivers qui peuvent durer six mois, ou dans un environnement obscurci par les fumées industrielles, par exemple Londres pendant la révolution du même nom, a fortiori si on passe sa journée dans un atelier. C’est pourquoi la maladie se développe sous des latitudes en principe protégées aux 17/18èmes siècles. L’allaitement prolongé, alors que le lait maternel est plutôt pauvre en vitamine D, constitue aussi un facteur de risque, et l’emmaillotage et le sevrage à la bouillie de céréales n’ont sans doute pas aidé. L’allaitement maternel exclusif représente d’ailleurs toujours un risque, et la prévention passe par la supplémentation en vitamine D pour les femmes enceintes et les nourrissons.
– C’est une carence vitaminique, mais le risque dépend donc des conditions de vie.
– C’est pourquoi on parle de maladie socio-économique, puisqu’elle est largement due au lieu d’habitation, à l’alimentation, mais aussi à la couleur de peau.
– Comment ça ?
– La mélanine, qui rend la peau plus foncée, la protège par conséquent des UV. C’est bien pour vivre dans des environnements très ensoleillés, où même avec un apport en UV un peu diminué on en reçoit largement suffisamment pour synthétiser toute la vitamine D nécessaire. Mais avec la grande migration des populations humaines depuis leur berceau africain, leur peau s’est éclaircie au fur et à mesure de leur progression vers le nord, et certains avancent que ce mécanisme visait précisément à permettre d’absorber plus de rayonnement solaire dans un environnement qui en propose moins.
– Intéressant. Du coup, ils ont eu de la chance d’avoir de la morue à portée les vikings.
– Oui, eux et les Inuits. A défaut de cet apport alimentaire, ces populations n’auraient sans doute pas pu s’installer aussi loin dans le nord. D’ailleurs ça leur a peut-être joué des tours.
– Comment ça ?
– Autour de l’An Mil, le dénommé Erik Thorvaldson, plus connu comme Erik le Rouge en raison de la couleur de sa tignasse, est banni de Norvège, pour avoir un peu trucidé quelqu’un.
« Non, attendez, c’était un accident. »
Il part donc en Islande. D’où il est également chassé. Pour la même raison.
« Alors, vous allez rire… »
Il part plus au nord, et fonde une colonie au Groenland. Dont le premier article du code pénal consiste sans doute à dire que le meurtre est interdit, sauf si c’est Erik.
– Au Groenland ? Drôle d’idée.
– Pourquoi ? Groenland ça veut dire le terre verte, c’est toute chose égales par ailleurs un environnement relativement accueillant pour des colons scandinaves. Et de fait, l’installation se passe plutôt bien, et la colonie survit plusieurs siècles. Mais ça finit par se gâter à la fin du 13ème. Parmi les raisons les plus fréquemment évoquées, la baisse des températures qui finit par rendre l’élevage impossible. Cependant le rachitisme a également pu jouer : les colons seraient partis plutôt que de se (re)mettre à la pêche, dans la mesure où la possession de bêtes et de terres était un signe de statut.
– L’exil plutôt que de perdre ses signes extérieurs de richesse.
– C’est ça.
– Si je comprends bien, j’ai le choix entre de l’huile de foie de morue ou aller dehors ?
– Je le crains.
– Ok, envoie la cuillère…
One thought on “Le coup de la morue”
petite coquille:
L’exil plutôt que de prendre ses signes extérieurs de richesse.
prendre=>perdre