Mur de fumée

Mur de fumée

– Attends, je crois que tu y es allé un peu fort là quand même.

– Ben non, ça marche.

– Oui ça je suis d’accord, mais enfin quand même. Un minimum de modération ne nuit pas.

– Bien sûr que ça nuit, espèce de centriste.

– Hé oh ! C’est quoi ces grossièretés ?

– Pardon.

– Il n’empêche que tu as mis tout le tube de mastic pour une infiltration dans un joint. Tu ne m’empêcheras pas de penser que c’est un tantinet chouïa excessif.

– Pfffff, faut ce qu’il faut. Y’a que le résultat qui compte.

– C’est bien ce que je dis, je pense que tu pousses un peu.

– Mais non, ça suffit à la fin les finasseries. Moi je pratique l’escalade instantanée, vois-tu. Comme dit le sage « il n’y a pas de problème qu’une quantité suffisante d’explosifs ne puisse régler ».

– Je vais demander à voir ses diplômes, à ton sage.

– Tu ne me feras pas changer d’avis. Un problème, un tapis de bombe. Hé, c’est comme ça qu’on a gagné la Seconde Guerre.

« Oui, bonjour, c’est pour votre problème de fourmis. »

– Alors c’est amusant que tu parles de ça, parce que personnellement je suis très attaché à une fameuse opération qui a justement pris le parti inverse.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire une des premières attaques aériennes à avoir plutôt retenu une approche que nous appellerions aujourd’hui chirurgicale. Finesse et précision plutôt que force brute.

– Ha, frappe chirurgicale. Donc évidemment aucune victime collatérale.

– Ben non, évidemment.

« George, sérieux…Allez après tu nous refais celle du ruissellement. »

– J’imagine que c’est précisément la raison pour laquelle tu apprécies particulièrement cet épisode ?

– Ecoute, ça joue, parce que franchement ce fut une véritable performance et une opération remarquable. Bon cela dit si je suis parfaitement honnête la raison première est qu’il s’agissait de bombarder Amiens.

– Ah, une cause chère à ton cœur.

– J’y ai passé 5 ans, bordel.

– Allez, dis-moi tout, qui avait envie de lâcher des explosifs sur la capitale picarde ?

– Ben t…

– Non, ne me réponds pas « tout le monde » ou « tous ceux qui y ont mis les pieds », s’il-te-plaît.

– Ok, en l’occurrence la Royal Air Force.

– Bien, et pourquoi donc ? Et sois précis et historiquement rigoureux je te prie.

– Gnagnagna. Si tu veux tout savoir, je te parle de l’attaque lancée sur la prison d’Amiens en février 1944.

– C’est pas banal comme objectif.

– Non, mais les circonstances l’exigeaient. A partir de la fin 1943, la Gestapo mène plusieurs offensives particulièrement agressives contre les réseaux de résistance de la région. Début février 1944, la situation devient critique. Sont enfermés dans la prison d’Amiens nombre de résistants, également rejoints par deux officiers de renseignement alliés qui sont en possession d’informations particulièrement sensibles sur l’organisation du débarquement qui se profile en France dans les prochains mois.

– LE débarquement ?

– Celui-là même. A ce stade du conflit, les Allemands se doutent bien que les Alliés préparent une opération de ce type, et qu’il y a de très fortes chances pour qu’elle soit lancée quelque part en France dans le courant 1944. Au début du mois de février, le fondateur du réseau Alibi, Georges Charraudeau, sollicite à la demande des frères Ponchardier, eux-mêmes membres du réseau Sosie, une opération pour libérer les membres de leur organisation qui ont été arrêtés et incarcérés à Amiens. Il faut dire que ça urge un peu, puisque pas moins d’une centaine d’exécutions de prisonniers ont été programmées à partir du 19. Or lancer un assaut terrestre de la Résistance contre la prison semble pour le moins compliqué. On propose donc un bombardement pour permettre aux détenus de se faire la malle, et les Britanniques acceptent.

– Tu as encore trouvé le moyen de me raconter des histoires d’évasion pendant la guerre. Bravo. Mais, euh, comment dire… Ouvrir la porte d’une cellule et faire passer un détenu à l’extérieur, c’est une opération qui demande quand même un minimum de finesse et de précision non ? J’irais même jusqu’à parler de subtilité.

– Content de te l’entendre dire. Autant de concepts qu’on n’associe pas particulièrement à un raid de bombardiers, c’est ça ?

– C’est ça.

– En effet. C’est bien la raison pour laquelle larguer approximativement des chapelets de bombes en altitude n’est pas l’option retenue. Au contraire, il va falloir attaquer à quelques dizaines de mètres du sol, en ciblant précisément les murs et certaines parties de la prison. L’objectif est triple : détruire les bâtiments et le réfectoire des gardes en attaquant autour de midi, l’heure à laquelle une bonne partie d’entre eux devrait être en train de prendre leur repas ; larguer des bombes dont le souffle va défoncer les portes et murs pour que les prisonniers puissent sortir sans que le bâtiment s’effondre sur eux ; ouvrir des brèches dans l’enceinte pour qu’ils se fassent la belle.

– Ca me paraît quand même assez dangereux pour ceux qu’on vient libérer.

– Ca l’est. Il sera difficile d’éviter des pertes parmi les quelques 700 prisonniers. L’idée c’est de leur donner une chance de s’en sortir. Sinon, une bonne partie d’entre eux est de toute façon destinée à être exécutée, et quant à ceux qui détiennent des informations qui ne doivent surtout pas tomber aux mains de l’ennemi, disons que les morts ne parlent pas.

– Bon ben au moins c’est clair.

– 18 bombardiers légers Mosquitoes FB Mk VI de la 19e escadre de la 2e Tactical Air Force de la RAF sont sélectionnés pour mener l’attaque. Plus un 19e de la Photographic Reconnaissance Unit, qui est juste là pour filmer l’opération.

« Oui, une attaque de Moustiques, oui…Non, il va falloir de graaandes tapettes. »

Une des difficultés est de bien sélectionner les munitions et bombes, pour créer des brèches dans les murs et faire s’ouvrir les portes, sans détruire les bâtiments et les faire s’effondrer sur les prisonniers, tout en vaporisant si possible par ailleurs le réfectoire des gardes, et en ouvrant des passages dans l’enceinte. On utilisera des bombes à retardement, c’est-à-dire avec des mèches longues, pour qu’elles ne risquent pas de détruire les avions qui les larguent à faible altitude.

– Eh ben allez, c’est parti.

– Du calme. L’opération, baptisée Ramrod 564, est prête à être lancée à partir du 10 février, mais elle est reportée en raison de mauvaises conditions météo, notamment de la neige. Elle est placée sous la direction du vice-Air Marshall Basil Embry, qui doit la mener. Il est finalement désaffecté, son supérieur lui interdit de prendre part au raid parce qu’il en savait trop sur plusieurs opérations alliés, dont Overlord.

– Il y a déjà suffisamment de gens qui en savent trop dans cette histoire.

– C’est ça. Le commandement de l’escadron est alors confié au capitaine Percy Charles Pickard.

– Tu veux dire le capitaine… ?

– Ben oui.

« Je propose qu’on envoie plutôt Wolverine. »

– Note, pour une mission en Picardie y’a une forme de logique.

– Effectivement. Pickard est un pilote expérimenté, qui a mené une centaine de missions et a été distingué par le Distinguished Service Order à trois reprises. Il est par ailleurs connu du grand public parce qu’il apparaît dans un film produit par la RAF sorti en juillet 1941, Target for To-night. Il joue le commandant Dixon, un pilote de bombardier qui mène une attaque en Allemagne. Le film est un beau succès populaire, qui remporte un oscar honoraire en 1942.

Bien meilleur que le reboot de J.J. Abrams.

Le 18, il n’est plus possible d’attendre plus longtemps, même si les conditions ne se sont pas améliorées. L’attaque est donc lancée à 10h50, pour arriver au moment de l’apéro, depuis l’aérodrome de Hunsdon. Et ce en dépit d’un temps bien pourri : nuages bas, neige, températures pour le moins fraîches.

« C’est pour une livraison. »

Les 18 appareils en charge de l’attaque sont organisés en trois groupes. Le premier a pour objectif d’attaquer le réfectoire, le bâtiment des gardes et l’enceinte, pour permettre aux prisonniers de s’échapper. Si aucun ne semble se faire la belle, le deuxième groupe doit frapper les murs du bâtiment principal. Si ça ne donne toujours rien, le troisième a pour mission de détruire la prison. Au sol, les Résistants sont positionnés autour de la prison pour faciliter l’évacuation des prisonniers.

– Allez, c’est parti, les dés sont jetés.

– L’escadrille, composée des 18 Mosquitos d’attaque, de celui qui filme, et d’une escorte de chasseurs Typhoon, traverse la Manche en volant à peine quelques dizaines de mètres au-dessus de l’eau pour éviter d’être repérée. Dans un temps  nuageux et neigeux. 4 Mosquitos sont coupés de l’escadrille pendant le vol vers la France, et font demi-tour. Le groupe arrive vers Amiens par l’est, en suivant la route d’Albert le long de laquelle se trouve la prison.

En vrai ils ont fait un détour parce qu’ils ne voulaient pas vraiment aller à Amiens.

– C’est le moment de mettre les voiles.

– Pas tout à fait. L’escadrille frappe d’abord la gare pour faire diversion, ce qui retardera l’arrivée des renforts de troupes allemandes de deux heures, puis l’attaque sur la prison commence à 12h03, en ciblant en premier les murs de l’enceinte. La première vague mène son offensive, suivie par la deuxième. 40 bombes sont larguées sur la prison, dont 23 touchent leur cible.

Très bonne idée ce caméraman.

Le bâtiment des gardes fait partie des cibles qui sont directement touchées. Une large brèche est ouverte dans le mur nord et la partie ouest du bâtiment principal est lourdement endommagée. Les pilotes observent plusieurs prisonniers prendre la fuite.

« Passez par là où y’a une grosse flèche, c’est pas compliqué. »

Et de fait, y’a comme des trous dans le mur. En conséquence de quoi la troisième vague d’attaque, celle qui devait tout faire péter sans précaution, n’est pas lancée.

Elle va moins bien marcher là.

– Les prisonniers en profitent ?

– Oui, 258 détenus s’échappent. On a ainsi le récit d’un dénommé Raymond Vivant, qui raconte qu’il était peinard dans sa cellule quand il a entendu un grand fracas, a été violement secoué alors que la pièce était envahie de poussière et débris Quand les choses s’éclaircissent un peu, il constate que le mur est crevé et prend ses jambes à son cou.

– Et il y a des victimes ?

– Oui. Outre une dizaine de gardes, 102 prisonniers sont tués, et 74 blessés. En outre 182 évadés sont repris.

– C’est pas un grand grand succès, numériquement parlant. 102 tués pour éviter une centaine d’exécutions… Est-ce qu’au moins ceux qui avaient des informations importantes sortent d’une façon ou d’une autre ?

– On va y revenir, mais finissons d’abord le raid. L’escadrille fait demi-tour, enfin pas vraiment demi-tour, elle part vers l’Angleterre. Le retour se passe moyennement bien. L’appareil de Pickard est abattu par la chasse allemande sur le chemin, ni lui ni son navigateur ne s’en sortent.

Il a fini par la casser.

Un autre Mosquito est perdu sur le retour, abattu par un canon anti-aérien. Le navigateur est tué, et le pilote fait prisonnier. Plusieurs autres avions sont touchés et endommagés, mais réussissent à rentrer. Sauf un Typhoon perdu pendant la traversée de la Manche, et qui ne sera jamais retrouvé.

– Bon alors, bilan ?

– Militairement, c’est une belle réussite. L’opération n’était pas évidente techniquement, et elle a en plus été réalisée dans des conditions difficiles. La cible a globalement été touchée comme prévu. L’attaque est dans un premier temps gardée secrète, au point que les proches des pilotes qui ne sont pas revenus n’en savent rien, mais quand RAF la rend publique 8 mois plus tard elle est saluée comme à la fois particulièrement audacieuse et brillamment exécutée. Tu as même un ravissant petit morceau de propagande de guerre pour célébrer la chose. Un film qui, c’est sans doute une première, vante la « précision parfaite » des bombes qui n’ont détruit que les murs et tué que les Nazis. Avant de mentionner en passant quelques phrases plus tard que des patriotes français ont malheureusement été tués, surtout par les tirs des gardes et peut-être un peu aussi par les bombes.

– Chirurgical.

– Ca ne s’arrête d’ailleurs pas là : l’opération est rebaptisée Jericho en 1946.

– Pour des raisons évidentes.

Tous ceux qui ont un minimum de culture ont fait le rapprochement

– Effectivement, dès qu’il s’agit de faire péter des enceintes… D’autant qu’un film français du même nom sort la même année, qui fait l’éloge de l’attaque. Il raconte que l‘opération est décidée en une nuit quand les exécutions sont annoncées la veille.

– Une vision un peu fantaisiste de la planification d’une telle attaque.

– Ah ben c’est quand même du cinéma, hein.

– Oui mais alors, veux-tu bien me répondre, est-ce que Jericho a empêché les Allemands d’obtenir des informations sensibles ?

– Pour répondre à la question, il faudrait savoir quel était le véritable objectif de l’opération.

– Ben, tu l’as dit.

– Non, je t’ai présenté la version officielle. Or si on gratte un peu, il y a de quoi avoir des doutes.

– Par exemple ?

– La version officielle raconte que  l’opération a été sollicitée par la Résistance. Cependant une enquête de la RAF menée après-coup n’a pas permis de le confirmer, ni de déterminer précisément qui l’a demandée. L’identité exacte du commanditaire n’est toujours pas connue. Il est probable que le MI6 a été impliqué, et peut-être aussi le SOE, le Service des Opérations Spéciales.

– Oui, bon, d’accord, mais enfin…

– Ben non, quand même. Tu te souviens de Raymond Vivant, le prisonnier qui raconte comment une partie de sa cellule disparaît un peu après midi ?

– Je me souviens.

– Ce n’était pas complètement un détenu ordinaire. Il est sous-préfet d’Abbeville, et membre de l’OCM (Organisation Civile et Militaire) au sein de la Résistance. C’est à ce titre qu’il est arrêté. Ce qui constitue officiellement une des motivations du raid, à la demande de la Résistance, dans la mesure où son réseau, et lui, détenaient des informations particulièrement sensibles, notamment sur l’organisation des tirs de V1. Mais il semble bien que les réseaux en charge d’organiser la partie terrestre du raid n’avaient rien demandé et ont appris l’organisation de l’attaque quand on leur a demandé de participer. En plus Vivant est capturé après la décision de mener l’attaque.

– D’accord.

– Ca ne s’arrête pas là. De la même façon, l’opération est montée pour empêcher une centaine d’exécutions…dont on ne retrouve aucune trace.

– Pardon ?

– Il n’y a pas de liste des condamnés, ni d’ordre pour des exécutions. Et bon, on parle d’une centaine de mises à mort quand même.

– Oui, on peut imaginer que les Allemands auraient fait ça proprement. Enfin on se comprend.

– Exactement. D’ailleurs, les fameux résistants en possession d’informations sensibles sur l’organisation du prochain Débarquement ?

– Eh bien ?

– On les cherche toujours. Je veux dire, on ne sait toujours pas de qui il s’agissait. Le gouvernement français a même posé la question à Londres plusieurs années après, pour savoir pourquoi ce bombardement a été décidé.

– Attends, je résume, l’opération a manifestement été décidée par les Alliés sans que la Résistance demande rien, et pour sauver des gens qui n’avaient pas spécialement rendez-vous avec le peloton d’exécution, ou permettre l’évasion d’autres qui ne détenaient aucune information sensible ?

– Ca ressemble bien à ça, oui.

– Mais alors pourquoi se lancer dans une attaque compliquée, risquée, et qui avait toutes les chances de tuer une partie des prisonniers ?

– Aujourd’hui, l’hypothèse la plus probable est que le véritable objectif de l’opération Ramrod/Jericho était l’enfumage. Il y a lieu de penser qu’elle faisait partie du plan Fortitude.

– Qu’est-ce que c’est encore ?

– Le plan Fortitude regroupe toutes les opérations de désinformation autour du Débarquement. Qu’il s’agisse de faire croire qu’il y en aura un en Europe du Nord, ou qu’il se fera en Europe du Sud mais ailleurs qu’en Normandie, à savoir dans le Pas-de-Calais plus proche. Ou encore qu’Overlord est en fait une diversion.

– Donc si on mène une opération importante pour faire évader des résistants picards, les Allemands peuvent en conclure que les réseaux du Nord Pas-de-Calais jouent un rôle majeur dans la planification de la suite de la guerre ?

– C’est ça. En menant une telle attaque pour supposément libérer ou faire taire des résistants, les Alliés pouvaient faire croire aux Allemands qu’il y avait dans la région d’Amiens des personnes en possession d’informations de la plus haute importance, donc sans doute liées à un prochain débarquement.

Alors, où il est le débarquement ?

– Quitte à sacrifier des prisonniers pour renforcer l’illusion.

– Oui ben le débarquement c’est une très grosse omelette, si tu vois ce que je veux dire.

Non mais en vrai ils étaient pas morts.

L’importance de cette attaque aurait même été exagérée a posteriori pour enfoncer le clou. Ainsi Churchill déclara publiquement le 20 février qu’il avait récemment subi une déconvenue importante et souhaitait reporter une éventuelle opération de débarquement.

– Bien joué.

– Bon après je ne suis pas certain d’être convaincu, hein.

– Comment ça ? Tu…non, quand même pas !

– Ils voulaient peut-être juste un prétexte pour bombarder Amiens. On saura jamais.

Faudrait faire des recherches plus poussées. Venez nous soutenir sur Patreon.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.