Ni remords ni reggae

Ni remords ni reggae

– On cause, on cause, et on oublie les fondamentaux.

– Qui sont ?

– Les tueurs en série.

– C’est fondamental, les tueurs en série ?

– Sur ce blog ? Je veux, oui. Mais attention, pas N’IMPORTE quels tueurs en série.

– Parce qu’il y a des sous-catégories, en plus.

– Évidemment. On refuse de s’intéresser à des tocards surévalués comme Ted Bundy ou Jack l’Éventreur, par exemple. Surfait. Has been.

– Oh quand même j’ai lu une nouvelle théorie sur Jack et apparemment on a trouvé qui c’était, il s’agirait de WOUAILLE.

– Sam [ARGH] qu’est-ce qu’on a dit [YAYOUILLE] sur les théories [MAIS AIEUH] à la con [PAS LA PANTOUFLE NON PAS LA PANTOUFLERFGHKMBBBBL] qu’on te sort [D’ACCORD D’ACCORD LA PANTOUFLE MAIS PAS LA GROSSE POMPE A VELAAAAÂÂAAAAARGH] chaque année ?

– Qu’il faut arrêter de les lire ?

– Voilà.

– V’ai du mal à refpirer, v’te fignale.

– Ben forcément, t’as une pantoufle enfoncée dans les sinus, quelle idée, franchement. Bref : des tueurs en série, du gore, oui, mais du pittoresque, merde. Tiens, le Docteur Hutchinson, par exemple. L’assassin d’Édimbourg.

– Un médecin écossais tueur en série ? Pardon, mais c’est presque une caricature de serial killer, là, paye ton originalité.

– Édimbourg en Jamaïque.

C’est tout droit.

– Édimbourg où ça pardon ?

– En Jamaïque.

– Il y a eu un tueur en série écossais en Jamaïque ?

– Parfaitement.

– Écoute dieu sait qu’il y a des choses absolument tuantes qui ont pu venir de Jamaïque et que je classe personnellement l’invention du reggae comme une des preuves de la lente entrée de ce bas-monde dans l’Apocalypse, mais j’ai beaucoup de mal à imaginer un tueur en série avec des dreads en train de t’assassiner à coup de gros spliffs.

– J’ai pourtant des souvenirs de toi étudiant qui… Bref. Tu veux bien arrêter les clichés deux minutes, je peux te parler du bon docteur Hutchinson ?

– Va donc.

– Bienvenue au cœur du château d’Édimbourg, en plein 18ème siècle.

– Aaaah l’Ecosse. Son whisky, son vent sur les landes son Loch Ness, son monstre et son mépris total pour le concept de slip.

– Tu n’écoutes pas un mot de ce que je te dis, c’est ça ? Pour la deuxième fois, je te parle d’un Autre Édimbourg, situé cette fois au pays de la ganja et de Bob Marley – mais au 18e siècle, ce qui fait qu’on devrait échapper à toutes tes vannes pourries sur Jah, les rastas et le reggae.

– Je le prends comme un défi.

– Évidemment. Il n’empêche que tu peux éviter les poncifs sur les brumes écossaises et l’odeur de tourbe d’un excellent Laphroaig, même si je te le concède, le docteur Hutchinson, qui débarque en 1768 au beau milieu des Caraïbes vient bel et bien du pays du kilt et du bagpipe. Il est médecin de métier ou se présente en tout cas comme tel. Un type grand, maigre, roux comme un feu de forêt et à peu près aussi sympathique qui a assez de moyens pour s’offrir une terre de bonne taille au cœur de la Jamaïque, sur une colline du centre de l’île. Et il y fait construire un château.

– Sans déconner ?

– Bon, c’est un bien grand mot. Disons qu’il est assez excentrique pour entamer la construction d’une demeure de deux étages, pas immense mais dont l’aspect imite celui des vieux châteaux-forts écossais comme on se les imagine dans les histoires de fantômes. Des grosses caillasses grises, deux tourelles et des meurtrières qui en font une sorte de modèle réduit de forteresse médiévale, au beau milieu de la mer des Caraïbes. Et il le baptise du nom de sa ville natale au motif que le Clos des Tulipes était déjà pris, j’imagine.

– Des fois que des hordes d’écorcheurs décident de venir attaquer la Jamaïque à cheval.

– Écoute il a le mal du pays, cet homme, que veux-tu. L’endroit est isolé : les seuls voyageurs qui passent sous ses murs, ce sont ceux qui empruntent la route de Saint Ann’s Bay, au nord de l’île. Le petit manoir du docteur est la seule habitation à des lieux à la ronde. Ses terres s’étendent tout autour, une sorte de plateau pierreux couvert d’herbes sauvages. Piégeux, comme coin.

– Pourquoi ?

– Le sol est plus troué qu’une tranche d’emmental, avec des dolines partout.

– Des ?

– C’est loin, les cours de géographie physique, hein ? Des dolines, une forme caractéristique d’érosion des calcaires en contexte karstique qui se traduit par la formation de cavités naturelles, souvent en forme d’entonnoir.

– Je t’ai vu regarder Wikipédia, tu sais.  

– D’accord : disons qu’on jurerait que l’US Air Force a bombardé la zone en laissant des cratères derrière. Les terres de Hutchinson s’étendent tout autour et c’est facile comme tout de s’y casser la binette en ne faisant pas gaffe. Pour le bétail comme pour les voyageurs, ça peut vite virer au drame en fonction de la taille de la doline. Certaines peuvent ouvrir sur un trou de plusieurs dizaines de mètres de profondeur et vu le climat de la Jamaïque, t’as toutes les chances d’atterrir dans une sorte de bouillasse marécageuse qui te laissent assez peu de chances de t’en tirer les fesses propres.

– Eh ben c’est gai.

– Dans les années 1770, le docteur habite seul dans son manoir. En bon propriétaire terrien blanc, il possède quelques dizaines esclaves et une bonne quantité de têtes de bétail, moutons, chèvres ou brebis. Dans sa grande bonté, il les traite tous comme des bêtes et le domaine se fait rapidement une réputation – une mauvaise. Assez vite, les rares voisins qui se présentent comprennent que Hutchinson a une vision assez radicale du droit de propriété. Un certain Jonathan Hutton a pu le vérifier très directement : le jour où il est venu se plaindre pour une vague histoire de délimitation entre leurs terres respectives, celui-ci lui a défoncé le crâne.

– Ah.

– Avec son propre sabre.

– Tout de même.

– Le pauvre Hutton a été tellement traumatisé physiquement et mentalement qu’il est reparti aussi sec pour Londres où on a fini par le trépaner pour l’aider à s’en remettre. Il a fini sa vie avec une plaque d’argent dans le crâne.

– Mais personne ne vient demander des comptes à Hutchinson ?

– Ben non. Les quelques appuis dont bénéficie Hutchinson auprès des autorités de l’île font que rien ne se passe. Mais ça n’empêche pas les rumeurs de circuler.

– Quel genre de rumeurs ?

– C’est là que ça devient chouette, hein ? Disons qu’au sein de la communauté noire de la Jamaïque, on commence à passer le message :  on signale un paquet de disparus parmi les esclaves et les domestiques qui empruntent la route qui coupe traverse l’île en passant sous le château du docteur.  Tous ceux qui partent Saint-Anne’s Bay n’arrivent pas à destination. Or, la route qu’ils empruntent ne passe que devant un seul endroit habité. Edinburgh Castle.

– Gloups.

– Comme tu dis. Vu le caractère irascible du bonhomme, on soupçonne évidemment très vite le bon docteur de servir le bouillon de onze heures aux voyageurs qui auraient la mauvaise idée de frapper à son huis. Mas rien de précis. De simples rumeurs. Qui enflent, certes. Deviennent insistantes. Ses esclaves laissent échapper quelques réflexions à l’occasion, sur les marchés de la Jamaïque.

– Mais personne ne les écoute, c’est ça ?

– Des esclaves noirs, dans une colonie anglaise ?

– Me semblait bien.

– Ceci dit, je suis injuste. Il y a un type, un jour, qui décide de creuser tout de même : un jeune gradé anglais, John Callendar. Il se rend au château avec la ferme intention d’interroger Hutchinson – en plein jour, et après avoir soigneusement prévenu de l’endroit où il se rendait.

– Ah ben tout de même.

– T’emballes pas, ce n’était pas tellement parce qu’il prenait le parti des esclaves mais surtout parce qu’une fois arrivé en Angleterre, Jonathan Hutton avait fait un foin du diable auprès des bureaux de l’administration. Le temps que la requête soit traitée, il s’est passé plusieurs mois avant que Callendar ne prenne la route du « château ».

– Et ?

– Il trouve porte close.

– Fais pas ton maître de jeu relou, accouche.

– Callendar fait un jet de Détection. La porte principale est fermée, mais il décide de jeter un coup d’œil à travers les meurtrières pour voir si Hutchinson est à l’intérieur.

– Et ?

– Et je pense que son D20 avait dû retomber sur une tranche et rester en équilibre, à ce stade, parce qu’il se prend une balle dans l’œil.

– Oh merde.

– Du coup il prend la seule décision raisonnable dans cette situation.

– Ah oui ?

– Il meurt.

– Pas con.

– Je ne sais pas si Hutchinson a chanté I shot the sheriff, mais ça commence à sérieusement se compromettre, cette fois. Du point de vue des fonctionnaires de Sa Majesté, que des esclaves disparaissent, franchement, hein ? Mais un jeune sous-officier, non, merde, il y a des limites. On parle plus d’un pinpin anonyme venu vendre ses poulets à la ville et disparu la nuit. On parle d’un soldat anglais froidement abattu en plein jour.

– Les bonnes victimes et les mauvaises victimes. Et du coup ?

– Et du coup, l’enquête est inévitable, d’autant que Callendar était accompagné et que l’alarme est vite donnée à Kingston. Les soldats dépêchés sur place – en nombre, cette fois – commencent par chercher le malheureux garçon.

– Et ils le retrouvent ?

– Au fond d’une doline – enfin pas au fond, le corps est resté accroché à une pierre, ce qui précipite l’enquête.

– Et Hutchinson ?

– Il prend la fuite en direction de Old Harbour, où il monte à bord d’un bateau en partance pour l’Europe, et ça manque réussir. Mais l’amirauté britannique lui balance un trois-mâts aux miches et le rattrape à quelques encablures du port. Comme Hutchinson est vraiment décidé à ne pas se laisser choper, il en vient à se jeter à l’eau pour éviter d’être pris mais finit par être repêché et ramené à la Jamaïque, histoire d’être jugé pour le meurtre du jeune soldat. Mais les chefs d’accusation sont assez vite étendus.

– Parce que ?

– Parce que les langues se délient et que les témoignages se multiplient. Une foule d’esclaves racontent que Hutchinson avait depuis des années pris l’habitude se poster de temps en temps derrière une meurtrière d’une des tours du « château », assis sur une chaise, mousquet en main. Et qu’à la nuit tombée, il se payait des cartons sur les rares voyageurs, comme à un stand de fête foraine. Et il était bon tireur, manifestement.

Aujourd’hui encore, la Jamaïque reste associée aux gros pétards.

– Un nounours gratuit !

– Une fois abattu son homme, de plusieurs balles si nécessaire, Hutchinson rejoignait la route avec ses esclaves et tout ce beau monde traînait le cadavre vers une des dolines dont je parlais. Une profonde, d’ailleurs, presque cent mètres, qu’on appelle toujours le Trou Hutchinson.

– Mais comment tu sais ça ?

– Je suis allé voir sur le site qui recense les dolines de Jamaïque, pourquoi ?

– Tu es allé v… ? Non, rien.

– Mais avant de tout bazarder, Hutchinson se faisait plaisir. Il dépouillait le cadavre de ses éventuelles richesses.

– Tu ne parlais pas d’esclaves et de paysans ?

– Si, mais beaucoup étaient flingués en revenant du marché de Sainte-Anne. Ce n’était pas leur pognon, mais pour peu qu’ils aient vendu du bétail, ça pouvait vite chiffrer.

– Eh ben.

– Attends, les témoignages sont encore plus marrants.

– Marr… ? Explique.

– Apparemment, Hutchinson s’est mis à pousser un peu le vice avec le temps. À en croire certains témoins, il invitait à dîner ses futures victimes.

– Hein ?

– Avant de leur tirer subitement dessus au beau milieu du dessert, en général d’une balle dans le ventre pour que ça dure un peu. Les esclaves racontent aussi que leur maître aimait alors à se remplir un verre de sang et à le boire devant le futur mort.

– NON MAIS ENFIN.

– Si si. Il y aurait aussi de belles séances de démembrement et de vivisection dans la petite cave du manoir. D’autres témoins racontent qu’une fois sa victime morte, Hutchinson leur coupait la tête avant de les placer dans la fourche d’un arbre voisin.

– Non mais c’est la version Call of Cthulhu de l’histoire, là.

– Écoute, ça colle en partie avec ce que les enquêteurs ont retrouvé au château.

– Quoi, des corps ?

– Non. Des fringues. Beaucoup de fringues. Des petits bijoux, des médailles et même des montres – 43 montres, en fait.

– Mais ça ne prouve rien ! Peut-être qu’il les collectionnait, le doct…

– En faisant graver d’autres initiales que les siennes dessus ? Bref, ce que racontent les esclaves défie l’entendement, au point que la Cour finira par leur demander de bien vouloir la fermer, merci. Leur témoignage ne vaut de toute façon rien juridiquement.

– Si on se met à faire confiance à des racontars d’esclaves, où va-t-on.

– C’est très exactement ça. Le procès se concentre donc sur le seul meurtre du jeune Anglais, à la grande colère de la foule et des familles des dizaines de disparus recensés en quelques années. On ne saura jamais combien de personnes il a tué, mais sauf à traiter des dizaines de témoins de menteurs, la réponse est : beaucoup.

– Et Hutchinson n’a rien dit ?

– Il s’en est bien gardé. Il a même eu le culot infernal de plaider non coupable pour le meurtre du jeune Callendar.

– Laisse-moi deviner, ça n’a pas marché ?

– Nan. Hutchinson est condamné à mort et incarcéré sous bonne garde dans l’attente de son exécution. Résigné, il laisse de l’argent pour qu’on grave sur sa tombe les deux vers suivants : « Their sentence, pride and malice, I defy / Despise their power, and like a Roman, die ». En gros, « Leur verdict, leur orgueil et leur méchanceté, je n’en ai cure / Qu’importe leur pouvoir, je meurs comme un Romain »

– Et alors, il est mort comme un Romain ?

– Plutôt comme un jambon parce qu’on le pend haut et court le 16 mars 1773 sur la grande place de Spanish Town. Il laisse derrière lui vingt-quatre esclaves,  quatre-vingt-treize têtes de bétail et absolument zéro proche éploré.

– Et son château ?

– Il en reste encore quelques ruines, quelques murs isolés, des pierres éparpillées. Mais tu ne retrouves pas là par hasard et à part quelques randonneurs, plus personne ne se risque trop dans le secteur.

– Surtout qu’il y a des dolines.

– Et des trucs pas racontables au fond, si tu veux mon avis.

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