Porté disparu
– Et alors, tu es bien matinal.
– C’est comme ça, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt.
– Ah, toujours décidé à conquérir le monde, donc.
– Comme toujours, Minus, comme toujours…
– Je reste peu convaincu que ce soit une bonne idée.
– Non mais en fait j’avais du boulot.
– Manifestement. C’est quoi ces feuilles noircies ?
– J’ai décidé revoir un peu certains classiques.
– Comment ça ?
– Corriger certains textes historiques. On ne peut pas nier qu’il y a quelques améliorations à apporter.
– Seigneur… Qu’est-ce que…c’est l’Iliade que je vois là ?!
– Ben oui.
– L’Iliade ou…arrêtez de nous gonfler avec ce guignol d’Achille, le héros c’est Diomède ? Sérieux ?
– Oui, je sais, c’est trop long, mais c’est l’idée. C’est incontestablement meilleur.
« Alors, le dieu de la guerre, on se fait botter les fesses ? »
– Tu ne crois pas que les profs souffrent assez comme ça, ces derniers temps ?
– Le monde me remerciera.
– Et tu es sur quoi, là ?
– La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.
– La… Tu veux corriger la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ?! Donne-moi ça !
– Hé, j’ai pas fini !
– « Les représentants du peuple français…ok…naturels, inaliénables et sacrés…d’accord…naissent et demeurent et meurent libres et égaux en droits ? »
– Oui, ça me semble nécessaire.
– Tu réalises que meurent est inclus dans demeurent, dans tous les sens du terme ?
– Je maintiens que la répétition peut être utile.
– Mais enfin pourquoi ?
– Parce qu’il y a des victimes qui passent manifestement à la trappe, et c’est regrettable.
– Je suis d’accord avec toi sur le fond, tu penses à un exemple particulier ?
– Le Titanic, ça te dit quelque chose ?
– Vaguement.
– Sans même parler de la bluette qui nous raconte comment une représentante caricaturale de l’élite bourgeoise laisse se noyer un brave prolétaire qui avait pourtant mis sa propre vie en péril pour la sauver…
– Et d’un coup je me souviens pourquoi tu as été viré de la cinémathèque.
– …je ne t’apprendrai pas que le naufrage de ce supposé fleuron de la marine insubmersible a connu un retentissement mondial. Engouement qui n’est pas retombé plus d’un siècle plus tard, comme en atteste l’écho de la découverte de son épave, ou, donc, les diverses adaptations de son histoire.
– Non, en effet, je suis au courant.
– Et pourquoi, au fond (de l’océan) ? Parce qu’évidemment il y a le terrifiant pied-de-nez du destin qui coule le navire qu’on ne pouvait pas couler, mais avant tout parce que ce naufrage affiche un bilan épouvantable, susceptible de légitimement émouvoir n’importe qui.
– Ben oui, environ 1 500 morts quand même. Disparus en pleine nuit dans une eau glacée. Y’a de quoi marquer.
– Entièrement d’accord. Et si je te dis Wilhelm Gustloff ?
– Euh…je…ben c’est-à-dire qu’il y a eu 1 500 morts, je ne connais pas tous leurs noms, hein.
– Ce n’est pas une personne, c’est un bateau. Enfin c’était aussi une personne avant, mais ça ne me chagrine pas plus que ça que tu ne la connaisses pas. Puis le nom a été donné à un bateau. Et quand ce dernier a coulé, le bilan a été de l’ordre de 6 fois plus lourd que celui du Titanic.
– Six fois ? Ca fait… 9 000 victimes.
-C’est ça.
– Mais c’est abominable !
– Je ne te le fais pas dire. La pire catastrophe maritime de l’histoire, mais tu n’en as jamais entendu parler.
– Je confirme.
– Et tout ça à cause du moment et de la nationalité des victimes.
– D’accord, dis-moi tout.
– Tout ça, c’est la faute d’Hannibal.
– Ca fait beaucoup pour un seul homme.
« Non Hannibal ! Là c’est de la gourmandise ! »
– Non, l’opération Hannibal. On en a déjà touché un mot. Au début 1945, dans la Prusse Orientale qui sera bientôt partagée entre URSS et Pologne, c’est la panique devant l’avancée des troupes soviétiques et les rumeurs sur les atrocités qu’elles commettent.
– L’histoire bégaie.
– Le 21 janvier, l’amiral Döntiz lance donc l’opération Hannibal. L’objectif est de ramener vers la mère partie, l’Allemagne, près de 2 millions de personnes, militaires et civils, ainsi qu’un maximum d’équipements. Pour les civils, le point de départ est le port de Gotenhafen (Gdynia en polonais). Où est amarré le Wilhelm Gustloff.
– Nous y voilà.
– C’est un paquebot de 25 000 tonnes pour 208 mètres de long.
Groß paquebot.
Il est conçu pour les croisières de luxe, mais populaires.
– C’est un peu contradictoire.
– Je le conçois. Le Gustloff est lancé en 1937 dans le cadre du programme nazi Kraft durch Freude. Ce qui signifie « la Force par la Joie».
– Euh, c’est-à-dire ?
– C’est un de ces slogans de propagande destinés à exalter les travailleurs pour qu’ils se dévouent totalement au régime et donnent de leur force de labeur sans compter. Typique de ces régimes odieux qui ne conçoivent comme horizon pour l’humanité que la glorification sans fin de la « valeur travail ». Genre, je ne sais pas, « travailler plus pour gagner plus » ou autres âneries du même tonneau.
– Tu peux quand même pas comparer.
– Si ! Toujours est-il que Kraft durch Freude, KfD pour faire court, est une émanation du Front du Travail. On dirait le nom d’une alliance entre tous les syndicats ouvriers, mais en fait c’est au contraire une organisation conçue pour les remplacer par une entité unique et étatique, présentée à ce titre comme bien plus capable de prendre soin des intérêts des travailleurs sous l’autorité bienveillante du Führer.
– Ah, oui, la fameuse fibre sociale de l’extrême-droite.
– Celle-là même. Alors de fait, le Front du Travail organise des loisirs et congés pour les travailleurs, comme des croisières et colonies de vacances, ou propose des programmes d’acquisition de voitures ou biens d’équipement. La KdF lance ainsi la production d’une voiture bon marché, la KdF-Wagen qui préfigure la Coccinelle, avec des programmes de crédits conçus pour que les travailleurs puissent se l’offrir.
– Et affrète des bateaux, donc.
– Exactement. Initialement, la KdF a recours à des paquebots transatlantiques en fin de carrière. Puis veut se doter de bâtiments neufs, conçus pour la croisière de prestige plus que la longue distance. C’est l’objet du Wilhelm Gustloff. C’est un navire luxueux, mais il n’y a pas de première classe. Les cabines sont conçues selon un modèle égalitaire : elles ont toutes le même niveau d’équipement, et vue sur la mer.
La croisière fait führer.
L’idée est de récompenser les travailleurs loyaux au régime, pour maintenir l’adhésion des classes ouvrière et moyennes. Les salariés méritants gagnent des croisières. Quant à Wilhelm Gustloff, c’était un leader nazi suisse assassiné par un étudiant juif en 1936. Et dont Hitler avait dit qu’il figurait parmi les martyrs immortels de la nation.
– Manifestement quelqu’un dont on a envie de souvenir.
– Un second paquebot est construit peu après sur le même modèle, le Robert Ley. Cette fois c’est le nom du responsable du parti qui a pris la tête du Front du Travail.
– Y’a une constante.
– Avec la guerre, le paquebot fait office de navire-hôpital, puis reste à quai à Gotenhafen et sert de caserne. Il n’est plus vraiment entretenu pour prendre la mer, et ce n’est qu’avec le lancement d’Hannibal qu’on le remet vite fait en condition. Initialement, les autorités interdisent aux populations civiles d’évacuer la Prusse orientale, mais début 45 ça ne tient plus. Dans un premier temps, l’embarquement implique de se procurer un ticket, qui est dûment vérifié pour permettre l’accès à bord. Mais quand le mouvement tourne à la panique, tous ceux qui peuvent monter à bord ont de fait un ticket pour la mère patrie. On se rue donc sur le Gustloff, qui est rempli jusqu’à la gueule.
– Ca peut se comprendre.
– C’est pour cela qu’il n’y a pas de liste officielle des passagers, et qu’il est donc impossible de connaître précisément le bilan du naufrage. Ce qui est certain c’est que quand il a quitté le port en direction de Kiel, le Gustloff emportait bien plus que les 2 000 passagers pour lesquels il avait été conçu. Parmi eux, des militaires, comme des apprentis sous-mariniers ou les membres de la force auxiliaire navale féminine, l’équivalent de la WATU britannique. Mais surtout beaucoup de civils. Les documents officiels mentionnent un chiffre de plus de 5 000 personnes, mais selon les historiens on est plus proche du double. Avec quelques milliers d’enfants.
« On se retrouve sur le pont. »
– Ca va être coton de naviguer comme ça.
– Ca n’arrange rien, mais le principal problème reste que la flotte soviétique est positionnée pour couler tout navire qui tente de rejoindre l’Allemagne, qu’il soit civil ou militaire. Le départ se fait le 30 janvier dans des conditions météos déplorables. Il y a du vent, de la neige, de la neige fondue, et une mer suffisamment agitée pour mettre les intestins des passages, compressés dans le moindre espace disponible, à rude épreuve. Sachant que les navires escortes nécessaires ne sont pas disponibles. Le Gustloff et le paquebot Hansa ne sont accompagnés que d’un torpilleur, le Löwe, et d’un chalutier armé.
– Je le sens bien.
– La petite flotte s’engage donc dans une zone dont elle sait qu’elle est quadrillée par la chasse ennemie. Cependant les trois sous-marins qui ont été repérés dans le secteur sont en principe assez éloignés. Ca c’est bien. En revanche le Hansa rencontre rapidement des problèmes mécaniques, et va réparer dans la baie de Hela. Peu de temps après, c’est le chalutier qui est en panne.
– Ben ils sont moins nombreux, moins de risques de se faire repérer.
– Ca ne marche pas comme ça. Le capitaine doit choisir entre les eaux peu profondes mais minées du long de la côte, ou la haute mer patrouillée par les sous-marins soviétiques. Les officiers recommandent la première option, mais le commandant préfère choisir la haute mer. Ce qui implique que le Gutloff avance à pleine vitesse (15 nœuds) s’il veut se donner toute les chances d’échapper à une éventuelle chasse. Seulement le paquebot n’est pas en état d’espérer dépasser les 11 nœuds, surtout chargé comme il est. Le commandant maintient néanmoins son choix.
– Y’a pas de naufrage historique sans un capitaine qui prend des décisions à la con. C’est la règle.
– Ca se tient, parce qu’en plus les conditions sont si mauvaises que le Gutloff allume ses éclairages à la nuit tombée pour gagner un peu en visibilité, et éviter un risque de collusion avec des dragueurs de mines dont la présence est annoncée dans le secteur. De ce point de vue ça peut se comprendre, mais ça le rend évidemment particulièrement repérable.
– Y’en a qui aiment bien tenter le destin. Ils n’ont plus qu’à déclarer que le paquebot est insubmersible.
– Ecoute, c’est pas loin. Faute d’avoir embarqué un gros guignol pour distraire les passagers, le Gustloff diffuse un discours spécial d’Hitler, pour les 12 ans de son accession au pouvoir, qui remonte au 30 janvier 33. Le chancelier chancelant exhorte les Allemands à s’armer d’un esprit de résistance encore plus farouche, dans la mesure où il attend de chacun, y compris les femmes et les enfants, de continuer la lutte « avec le plus grand fanatisme ».
– On ne peut vraiment pas lui reprocher d’avoir jamais caché ses intentions.
– Effectivement. Maintenant, dans la série des éléments qui sont tellement récurrents qu’ils en deviennent des clichés, il faut que je te parle du S-13.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Un sous-marin soviétique. Le 4e positionné dans le secteur. Il est commandé par le capitaine Alexandre Marinesko, le bien nommé, qui a urgemment besoin d’améliorer sa réputation. Sa mission a en effet dû être retardée en raison de…je te laisse quelques minutes pour deviner.
– Tu me prends un peu au dépourvu là. Une sorte de cliché, tu as dit ?
– C’est ce que j’ai dit.
– Euh…bon, c’est quand même sans doute pas ça, mais je vais le tenter quand même pour l’éliminer : c’est une histoire de boisson ?
– Tout juste.
– Tu me fais marcher.
– Pas du tout. Les traditions c’est important. Marinesko était trop alcoolisé pour être en capacité de prendre la barre à l’heure dite, par conséquent le S-13 n’est pas avec ses trois autres collègues. Il est parti en retard, et son capitaine a besoin de réaliser un coup d’éclat pour redorer son blason. Couler une cible comme le Gutloff représente l’occasion idéale de se faire bien voir, ce sera une action d’éclat qui en fera un héros.
– On parle de couler un paquebot, avec des civils, pas un croiseur.
– Une cible est une cible. Le S-13 repère le Gutloff en début de soirée, le rattrape sans trop de problème, et se met en position.
– J’en vois deux.
– Retournez vous coucher capitaine.
L’équipe du S-13 prépare 4 torpilles, qui portent des messages : « pour la mère patrie », « pour le peuple soviétique », « pour Leningrad », et « pour Staline ». Un peu après 9h, il fait feu. Seules trois torpilles partent, la dernière reste dans son tube. Ce qui contraint le S-13 à quitter la zone plutôt que de viser le Löwe.
– Je crains que 3 torpilles suffisent.
– Tu as raison. Les explosions touchent les quartiers de l’équipage, la zone de la piscine qui accueillait les auxiliaires féminines, et les ponts inférieurs et les machines. On ne va pas y aller par quatre chemins : le Gutloff est condamné, avec de très nombreux passagers piégés à bord.
– Et comme il est chargé jusqu’à la gueule, tu vas me dire qu’il n’y a pas suffisamment de canots de sauvetage.
– Non seulement ça, mais même pour ceux qui parviennent à gagner les ponts supérieurs le paquebot gîte méchamment à bâbord, par conséquent la moitié des canots sont inutilisables. Donc cohue, panique, mouvements de foule, et tout ce qui s’ensuit.
– J’ai envie d’avoir des détails ?
– Sans doute pas. Un survivant âgé de 10 ans raconte qu’avant de réussir à prendre place à bord d’un canot, il a vu de nombreux autres enfants piétinés à mort. Il y a également beaucoup de passagers qui se jettent à l’eau et essaient ensuite de monter à bord de canots qui sont déjà complètement pleins. Ils sont repoussés ou assommés à coups de rames. Sachant qu’on parle de la Baltique en janvier, donc rester dans l’eau c’est une mort certaine. On a aussi le témoignage d’un survivant qui décrit un officier, resté sur le pont sans canot disponible, qui abat sa femme et ses enfants avant de se jeter à l’eau, à court de balles.
Extrait de L’ombre de l’Etoile Rouge, film allemand sorti en 1960 sur l’histoire du Wihlelm Gustloff. Idéal en soirée pour glisser un « James Cameron ? Ah, oui, le réalisateur du deuxième meilleur film sur un naufrage de paquebot historique. ».
– J’avais dit non.
– Le Gutloff sombre une heure après avoir été touché. D’autres bateaux allemands sont à proximité, mais eux aussi doivent arbitrer entre laisser les rescapés à leur sort, ou essayer de venir les chercher en s’exposant eux-mêmes au danger des sous-marins soviétiques. En plus du Löwe, trois dragueurs de mine et un torpilleur viennent récupérer autant de survivants qu’ils peuvent. D’autres navires militaires et marchands arrivent le lendemain dans le secteur et parviennent encore à récupérer quelques survivants. Dont un bébé seul encore en vie au milieu d’un canot de sauvetage. En tout, environ 1 252 passagers et membres d’équipage sont répertoriés comme rescapés.
– Ce qui fait à l’inverse ?
– Le bilan est aujourd’hui estimé à plus 9 300 morts, ce qui en fait le pire naufrage de l’histoire loin devant le Titanic ou le Lusitania. Mais en dépit de ce chiffre, la catastrophe ne reçoit que peu d’écho. Il y a d’abord le contexte de la guerre, avec toutes ses victimes sur l’ensemble des fronts.
– Aussi ignoble que ce soit, 9 000 morts pendant la Seconde Guerre…
– C’est ça. Et puis ce sont des Allemands, ce qui représente un sérieux handicap pour s’attirer la sympathie mondiale, même si on parle de civils. C’est d’autant plus navrant que le Gutloff est loin d’être le seul bateau coulé pendant l’opération Hannibal.
– J’imagine.
– Non. Le 10 février, Marinesko refait des siennes et coule le Général Von Steuben.
– C’est de bonne guerre.
– Non, c’est un navire. Qui évacuait des personnels civils et militaires (pour la plupart blessés). Il y a environ 3 600 victimes sur 4 200 passagers.
– Il aura mérité sa réhabilitation, cet ivrogne…
– Même pas, ce n’est qu’après sa mort que Marinesko sera célébré pour ses faits de guerre. Au printemps, le Goya est envoyé par le fond, soit 7 000 victimes supplémentaires. Si tu as bien tenu les comptes, tu auras donc noté que chacun de ces naufrages a fait sensiblement plus de morts que le Titanic. Alors il ne s’agit pas de faire de la concurrence victimaire, mais quand même.
– On peut avoir une pensée pour eux, je suis d’accord.
3 réflexions sur « Porté disparu »
Diomède a donc été le héros oublié de la coupe du monde 98 ET de l’Iliade ?
Ça fait… beaucoup. Surtout à une période qui a eu son lot de tragédies.