Ricky la belle vie 2/2
– Bonjour Sam. Tu t’es remis de tes émotions après cette sombre affaire de prépuce sacrifié par Richard Burton sur l’autel de l’exploration d’horizons lointains et mystérieux ?
– Nan.
– Fais pas la tronche, je vais essayer de relancer ta libido.
– C’est gentil de t’impliquer, mais j’aimerais autant que tu gardes ton pantal…
– Pas comme ça, bougre de gond. Je crois qu’il est temps de te parler des petites manies de Richard.
– Des manies comme SE COUPER LE BOUT DE LA BIROU…
– …Ah oui, c’est un vrai trauma. Bon, je ne dis pas que cette conversation ne parlera pas un petit peu de pénis à l’occasion mais dans des contextes plus chaleureux, tu vas voir.
– Je me méfie.
– Homme de peu de foi. Revenons à Richard : après le coup de la visite de La Mecque en clandestin, l’ami Richard découvre que la plume le chatouille.
– C’est sexuel ?
– Pas encore.
– Non parce que la plume je ne sais pas mais j’en connais qui aiment chatouiller leurs grattes.
– …BREF voilà que Richard publie le compte-rendu de ses aventures en 1855. Et d’autres ouvrages dans la foulée. Des souvenirs de ses années en Inde pour l’essentiel et puis un autre petit ouvrage, assez technique, celui-ci.
– Technique, ça veut dire chiant.
– Faut voir : ça concerne la meilleure manière de se servir d’une baïonnette.
– Pardon ?
– En 36 pages. Il paraît que le Complete System of Bayonet Exercise était plutôt novateur. En tout cas, il a servi à instruire pas mal de soldats de Sa Majesté.
– Et c’est quoi, le bon usage de la baïonnette ?
– Il faut planter d’un coup bien décidé dans les tripes, tourner d’un quart sur le côté et remonter d’un coup sec vers le sternum.
– Tu m’avais promis du sexe, tu sais. Et tu me parles de tripes.
– Et tu en auras, Sam, tu en auras. Mais on passe d’abord par l’Afrique. En 1854, Burton est chargé par la Société Royale de Géographie et par la Compagnie des Indes d’une nouvelle mission : partir pour l’Afrique et tâcher d’y découvrir les grands lacs de Somalie.
– Et ça se passe bien ?
– Pas trop. La caravane qu’il dirige avec le lieutenant John Speke est attaquée par 200 Somaliens. C’est un poil violent : Speke est blessé à 11 reprises.
– Et Burton ?
– Une seule fois, mais bien : une lance lui traverse la tête. Il prend la fuite avec l’arme à travers la tronche et s’en sort in extremis, mutilé à vie.
– Et un peu humilié, aussi.
– Oui, ce n’est pas glorieux, mais ça ne l’empêche pas de repartir deux ans plus tard, en 1856. Cette fois, l’objectif officiel, c’est de découvrir la « mer intérieure » décrite par les commerçants africains.
– Pourquoi officiel ?
– Parce que personne n’ose le dire, mais ce qu’on espère vraiment trouver, ce sont les légendaires sources du Nil.
– Et cette fois ça se passe bien.
– Nope. Burton repart avec Speke et les deux hommes tombent malades immédiatement. Speke surtout : il chope à peu près tout ce qu’on peut choper en termes de maladies tropicales sympathiques.
– Ouille.
– Et un scorpion dans l’oreille.
– Quoi ?
– Oui ben c’est une exploration au 19e en pleine Afrique de l’Est, pas sept jours et six nuits en all inclusive à Courchevel, chaton.
– Oh tu sais, on peut choper des trucs chelous à Courchev…
– Tes aventures dans des saunas privés ne me regardent pas. Speke y laisse une oreille.
Burton, lui, c’est disons plus… Classique.
– Classique ?
– Une bonne vieille tourista, avec des fièvres d’anthologie et une chiasse, mon vieux, mais alors une chiasse…
– Te casse pas, je vois très bien.
– Aaaah Courchevel et ses nuits sauvages. Tout ça fait que l’expédition est une catastrophe du pur point de vue scientifique : les deux hommes se font faucher leur matériel et sont infoutus de faire le moindre relevé. Mais ceci dit, ils trouvent le lac Tanganyka en février 1858.
– C’est beau.
– Sans doute mais ça n’est pas Speke qui pourra t’en parler : à ce stade du voyage, il est aussi devenu temporairement aveugle.
– C’est moche.
– Il refait vite surface et c’est même lui tout seul qui tombe sur le lac Victoria au retour. Burton, trop malade, est rentré par un chemin plus direct. Et ça va indirectement provoquer un beau bordel.
– Pourquoi ?
– Speke est persuadé que le Nil part du lac Victoria. Autrement dit, il est convaincu d’avoir fait la découverte du siècle.
– … Sans Burton.
– Exactement. Burton l’a mauvaise, sans doute par fierté, mais aussi pour de bonnes raisons. Speke n’a rien prouvé du tout. En gros, sa théorie, c’est que le lac Victoria est tout de même un sacré gros tas de flotte et que du coup, c’est forcément de là que part le Nil.
– …ambiance…
– Elle était déjà bien pourrie, les deux hommes ne pouvaient plus se sentir depuis un moment, et Burton ne va pas aimer du tout l’étape suivante. Speke profite de ce que Burton n’est toujours pas remis pour foncer à Londres, où il présente en gros Burton comme un gentil pinpin qu’il a fallu traîner tout le long.
– Comme quoi les relations professionnelles, ça peut devenir bien moisi.
– Oh leur engueulade n’est pas purement professionnelle. Speke a un peu de mal avec les mœurs de Burton.
– Qu’est-ce qu’elles ont, ses mœurs ?
– Burton traîne depuis très longtemps la réputation d’être homosexuel, accusation qu’il ne s’est jamais abaissé à commenter mais qui est tout sauf neutre, à cette époque. C’est encore un crime – Oscar Wilde en sait quelque chose – et pour un officier de l’armée britannique, c’est pire encore. Il est marié avec une femme et ils s’aiment d’ailleurs sincèrement, mais comme il n’a pas d’enfants, la machine à rumeur s’emballe… Mais ça va au-delà.
– Du genre ?
– Burton a une qualité rare : une absence totale, mais alors totale de jugement sur les mœurs et les coutumes des peuples qu’il croise, doublée d’une curiosité tous azimuts. Souvenirs de voyages, de traductions, notices anthropologiques, dessins, récits et légendes, transcriptions de contes arabes, hindous… Il note tout, et il décrit les mœurs des tribus rencontrées avec une franchise extrêmement crue et une absence totale de jugement moral.
– Je crois que j’imagine assez bien la gueule de la bonne société victorienne…
– Voilà. Il ajoute à cela des observations précises. Il pousse même le goût de la science jusqu’à mesurer les biroutes d’à peu près toutes les tribus rencontrées pour en faire des tableaux comparatifs.
– Mais.
– Tu voulais du sexe, t’en as. Mais l’ouverture d’esprit de Burton n’est pas particulièrement tendance en un temps où les coloniaux prétendent « éduquer » les « peuplades primitives », cette fameuse idée qu’il revient aux Occidentaux d’éduquer les races inférieures.
– Le fameux « fardeau de l’homme blanc » de Kipling.
– Exactement. Du coup, quand Burton n’hésite pas un instant à parler à longueur de bouquin des positions préférées des uns et des autres, Lady Machin en renverserait presque son thé. Richard sent le soufre et comme il adore provoquer, il ne va pas franchement freiner.
– Qu’est-ce qu’il a encore inventé ?
– Oh rien. Il a traduit un texte que tu connais forcément…
– Tu sais, je lis peu tout ce qui est érotique ou licencieux.
– Surtout depuis YouPorn, oui. Bref, le texte en question, c’est The Book Of The Thousand Nights And A Night.
– Kégnégné ?
– Le Livre des Mille et Une Nuits.
– Aaah, tu veux dire Alf Leila wa Leila.C’est Burton qui a traduit ça ? Shéhérazade et tout ?
– Ouaip, c’est la première traduction occidentale directement basée sur le texte persan (la version de Galland, publiée en France au début du XVIIIème siècle, s’appuie sur des textes arabes ). Burton montre même un club fermé pour contourner la loi sur les publications obscènes. La Société du Kama Shastra. Près de mille membres.
– C’est le cas de le dire. Ceci dit, il cherche un peu, quand même…
– Oula oui. Burton ferait n’importe quoi pour être au centre de l’attention. A un prêtre qui le tannait sur l’état de son âme immortelle, il a un jour affirmé « Monsieur, je suis fier de vous annoncer que j’ai commis tous les péchés du Décalogue ».
– Bon mais attends, les Mille et Une Nuits, ce n’est pas tellement cul, quand même ?
– À part ça, tiens. Tu crois qu’elle le tient réveillé uniquement en lui lisant du Houellebecq, son sultan, Shéhérazade ? Franchement, c’est un truc que je ne ferais pas circuler dans un pensionnat de jeunes garçons, ce serait un coup à faire exploser les frais de pressing.
– Et il a continué de jouer avec le feu longtemps ?
– Toute sa vie. Dans la grande tradition des auteurs comme Byron ou Wilde, il a littéralement tout fait pour énerver la bonne société. Dans son cas, il s’y est pris en se faisant une réputation d’érotomane et de vieux cochon indigne, que ce soit en éditant la première traduction du Kamasutra ou toute une série de bouquins « de mœurs » que l’Angleterre considérait à juste titre comme des bouquins de cul.
– Ce n’est pas incompatible.
– Non. Et c’est tout le génie de Burton, ce talent à brouiller les cartes. Mais il vaut mieux que ses provocations, si tu veux mon avis. Ce n’est pas tous les jours qu’on croise un personnage capable d’échappe à ce point aux pressions sociales et préjugés idéologiques de son époque, même s’il lui en restait de solides. Il haïssait la « prison de l’Europe civilisée » et il adorait l’expérience.
– Toutes les expériences, même.
– Oh oui. Il a été linguiste, dandy, diplomate, explorateur, officier, écrivain, toxicomane, anthropologue, trafiquant, géographe et scandaleux. Il a révolutionné le point de vue occidental sur le « sauvage ». Dans un de ses livres figure un verset souvent cité qui résume bien le personnage : « Fais ce que ton humanité te commande, n’attends d’applaudissements de personne. Vit et meurt avec le plus grande noblesse celui qui établit et suit ses propres lois. »
– Il est mort comment ?
– Brutalement, d’une crise cardiaque à Trieste, en 1890. Sa femme Isabel ne s’en remettra jamais, d’ailleurs. Les deux sont enterrés à Londres, sous une tombe qui a la forme d’une tente de Bédouin. Si elle vivait encore, elle pourrait se consoler en constatant que Burton fait partie des rares personnages à s’être survécu à lui-même.
– C’est un vampire ?
– Non, mais il est rapidement devenu un héros littéraire. Bram Stoker s’en est très largement inspiré pour construire personnage de Van Helsing dans Dracula. Et Philip José Farmer en a fait un des héros du cycle « Le Monde du Fleuve ».
– Qu’on recommande à tout le monde ?
– Qu’on recommande à tout le monde.
3 réflexions sur « Ricky la belle vie 2/2 »
L’entraînement a payé ! J’ai vu la contrepétrie dans l’article.
Une petite coquille à signaler :
« Faut voir : ça concerne la meilleure manière de servir d’une baïonnette », un « se » a été oublié à l’accueil, son papa est prié de venir le récupérer.
Un renvoi à la ligne s’est vaporisé avant le scorpion.
En tout cas merci pour vos billets, c’est à chaque fois un petit régal 🙂
En bonus :
« Ce n’est pas tous les jours qu’on croise un personnage capable d’échappe à ce point » : échapper
« Bram Stoker s’en est très largement inspiré pour construire personnage », « le » a été retrouvé en compagnie de son petit frère « se ».