Ruse de Guerre

Ruse de Guerre

Pour retrouver la trace de l’étrange histoire de Martin Guerre et de son double, il faut faire un saut en arrière de cinq siècles ou presque, histoire d’atterrir en 1539 en Ariège. En janvier de cette année-là, on marie deux jeunes gens dans le village d’Artigat, au pied des Pyrénées : Martin Guerre et Bertrande de Rols. Les deux époux, qui ont tout juste quinze ans, viennent de familles paysannes, certes mais plutôt aisées pour l’époque, surtout Bertrande, qui passe pour l’une des plus belles filles du village, mais attention : c’est une beauté, mais une beauté réputée pour sa vertu. Pour tout le village, c’est une évidence : Martin est un sacré veinard.

Mais les nuages ne tardent pourtant pas à s’accumuler autour du jeune couple. Alors que les mois et les années passent, le ventre de Bertrande ne s’arrondit pas et aucun enfant ne vient au jour. Les rumeurs courent, de plus en plus folles pendant neuf ans. On dit que Martin est un impuissant, qu’il paye un mystérieux péché ou qu’on lui a jeté un sort. Mais pendant toutes ces années, Bertrand ne lâche jamais son mari, n’écoute jamais tous ceux qui lui suggèrent de faire casser cette union stérile. Et après dix ans, la nature lui donne raison : comme l’écrira plus tard un juriste du tribunal de Toulouse, Martin « fut en état de de faire usage des appâts de sa femme » et un enfant naît enfin, un petit garçon.

Et là coup de théâtre : Martin Guerre disparaît subitement, peut-être poussé à l’exil par une sombre histoire de vol de grains. Pour Bertrande, c’est une nouvelle épreuve : il lui faut à nouveau supporter les regards insistants, les rumeurs, et les conseils des bonnes âmes qui lui murmurent que Martin est mort, et qu’elle a tout intérêt à se remarier – sa beauté et la richesse de sa famille font qu’elle ne manque pas de prétendants.

Mais Bertrande tient bon jusqu’à un nouveau coup de théâtre, huit ans plus tard. A l’été 1556, un jeune homme dans la trentaine débarque à Artigat en jurant ses grands dieux que Martin Guerre, c’est lui. Et de fait, la ressemblance est suffisamment stupéfiante pour que tout le monde ou presque le reconnaisse au village. Les parents de Martin sont morts à cette date, mais pour son oncle, ses quatre sœurs et sa femme, aucun doute. C’est bien leur neveu, leur frère, leur mari qui est de retour : après tant d’années, son visage a mûri, bien sûr, mais l’œil est le même les cheveux ont la même couleur. Il est plus costaud, mais ça n’a rien de bien surprenant : l’homme explique qu’il s’est fait soldat et qu’il a combattu un peu partout, des Flandres à l’Espagne. Et puis il y a mieux : le revenant la connaît par cœur, y compris certains détails que seul un mari peut connaître, de ce qu’il sait de son corps jusqu’au souvenir de quelques nuits particulièrement mémorables. Il y a bien quelques sceptiques à Artigat, quelques soupirants déçus aussi, mais après tout, que dire quand sa propre famille reconnaît Martin Guerre ?

Alors la vie conjugale reprend pendant trois ans, aussi douce et paisible qu’elle peut l’être. Mais petit à petit, pourtant, le doute s’installe, toujours plus insidieux. L’oncle de Martin Guerre, d’abord convaincu d’avoir retrouvé son neveu, commence à s’interroger de plus en plus ouvertement. Les choses s’enveniment sérieusement et le village est partagé en deux : d’un côté, ceux qui estiment que l’oncle est surtout déçu de voir son neveu récupérer sa part d’héritage, de l’autre ceux qui commencent à avoir de sérieux doutes sur le nouveau Martin Guerre, bien différent de l’ancien. Les choses se tendent à Artigat, d’autant qu’un soldat qui passe par là en 1559 raconte une drôle histoire : il a bien connu Martin, et ce n’est certainement pas l’homme qui habite dans sa maison et vit avec sa femme, pour la bonne raison que le véritable Martin Guerre a perdu une jambe, emportée par un boulet en Picardie.

Cette fois-ci, c’en est trop : Pierre Guerre, l’oncle de Martin Guerre, porte plainte contre celui qu’il traite ouvertement d’imposteur.  Et Pierre Guerre, qui a mené sa petite enquête, a même un nom : celui qui prétend être Martin Guerre serait en réalité Arnaud du Thil, un mauvais sujet venu d’un lointain village. Et nouveau rebondissement : l’oncle met une telle pression à Bertrande que celle-ci finit par s’associer à la plainte, comme si elle ne savait plus qui croire.

L’accusation est grave : si elle se vérifie, c’est la mort qui attend Arnaud du Thil, coupable d’avoir profité de l’épouse d’un autre et donc d’avoir trompé à la fois une femme et la religion. Mais l’enquêté est compliquée et le juge de la ville chargé de tirer tout ça au clair, Rieux, ne sait très vite plus à quel saint se vouer. Interrogé, l’accusé soutient mordicus qu’il est bel et bien Martin Guerre, et pas Arnaud du Thil. Mieux, il a réponse à tout, et fournit sans se tromper une foule de renseignements parfaitement exacts sur la vie de Martin Guerre. Et il a des arguments : si on l’accuse d’usurper le nom de Martin Guerre, c’est évidemment pour une histoire de gros sous. Son oncle Pierre, qui a hérité des biens du père de Martin, n’a pas le moindre intérêt à voir réapparaître ce neveu surgi de nulle part.

On interroge 150 témoins. Trente disent reconnaître Martin Guerre sans l’ombre d’un doute, une cinquantaine affirment avec la même conviction qu’il s’agit bien d’Arnaud du Thil tandis que les autres y perdent leur latin. Il faut une décision : ils condamnent l’accusé à mort, accusé qui fait évidemment appel auprès du Parlement de Toulouse, pour un procès qui va donner une envergure incroyable à l’affaire. 

Lors de ce deuxième procès, les juges se heurtent d’abord aux mêmes limites qu’en première instance mais petit à petit pourtant, la défense semble se fissurer. Un cordonnier révèle que Martin Guerre « chaussait douze points », alors que l’accusé a les pieds plus petits. Un autre détail marque les esprits : l’accusé ne parle presque pas le basque, la langue natale de Martin Guerre. Mais en face, les quatre sœurs de Martin continuent d’affirmer que l’accusé est bien leur frère. Comment trancher alors que comme le dit un témoin, deux œufs ne seraient pas plus semblables qu’Arnaud du Thil et Martin Guerre ?

Le doute paraît sur le point de profiter à l’accusé quand un nouveau coup de tonnerre se produit quand un homme se présente soudain et affirme que Martin Guerre, c’est lui. Avec un sacré argument : il a bien une jambe de bois, exactement comme l’avait affirmé un ancien soldat au cours du premier procès. C’est la réaction de ses sœurs qui va faire basculer le procès : stupéfaites, elles tombent dans les bras du revenant. Cette fois, Martin Guerre est bien revenu et devant la cour, Bertrande demande pardon à son mari de s’être laissée abuser par un imposteur. Tout est prêt pour un happy end, mais le véritable Martin Guerre repousse son épouse sans ménagement, en l’accusant d’avoir toujours su la vérité. Il faudra des années avant que Martin Guerre s’apaise pour croire enfin à la sincérité de sa femme, mais le doute est effectivement permis : et si Bertrande s’était finalement accommodée de ce mari tombé du ciel, au point de taire ses doutes ? 

Pour Arnaud du Thil, ça ne change pas grand-chose : fichu pour fichu, il finit par tout avouer. L’idée de son imposture est née dans un camp de Picardie, lorsque plusieurs compagnons d’armes s’étaient amusés de leur ressemblance. Patiemment, Arnaud du Thill avait alors soutiré confidence sur confidence au jeune homme, y compris les détails les plus intimes de son existence. Lorsque Martin Guerre avait vu sa jambe emportée par une canonnade, Arnaud du Thil avait saisi l’occasion de se faire passer pour lui, convaincu que personne ne pourrait se remettre d’une blessure pareille.

C’est bien tenté, mais c’est raté et le 12 septembre 1560, Arnaud du Thil est pendu sur un gibet monté devant la porte même de la maison où il venait de passer trois ans avec la femme d’un autre, en trompant au passage tout un village.

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