La Grande Evasion dans ta cuisine
– … Gnnnnnn de foutues petites briques de meeeerde qu’on perd tout le temps m’éneeeerve…
– C’est ça que tu cherches ?
– AH MAIS FORCEMENT si tu me caches mes Lego je ne vais jamais y arriver, aussi.
– Je viens de le trouver, Jean-Christophe.
– Et t’attends un merci, c’est ça ?
– En marchant dessus.
– J’espère que tu ne l’as pas abîmé. C’est fragile, ces petits bitoniaux.
– En marchant dessus pieds nus, je veux dire.
– Oh.
– Du coup et autant j’aime te voir t’occuper à construire ce beau modèle de… « bateau pirate, assembler sans aide à partir de huit ans… » ? autant j’aimerais assez que tu ne sèmes pas des pièces sous les tendres talons fragiles des gens au beau milieu de la cuisine, si tu vois ce que je veux dire.
– Et encore, ne te plains pas.
– … Mais ça va, oui ?
– Non, je veux dire que je pourrais construire des trucs bien pires dans la cuisine.
– Ah oui, ta fameuse pièce montée de choucroute aux œufs.
– Non, un avion.
– Pardon ?
– Tu n’as jamais entendu parler d’Eugenius Pieniazek, toi.
– Je te confirme.
– C’est parce que tu ne t’intéresses pas du tout à l’histoire du vol à voile dans la Pologne à la fin des années 60, ça.
– Étrangement : non.
– Ben tu devrais, c’est enrichissant. Eugenius était alors un pilote confirmé qui travaillait au Centre de vol à voile de Plesno, à l’ouest du pays et au beau milieu du bloc de l’Est. Dans le cadre d’un des rares échanges mis en place avec l’Ouest, Eugenius était parti en Suède pour vanter les mérites des planeurs polonais aux pilotes locaux, à coups de vols de démonstrations. Le genre de voyage suivi de très, très près par les services polonais, tu te doutes.
– S’agirait pas de fraterniser avec les bourgeois décadents de la Suède capitaliste et ploutocrate qui écrasent les masses laborieuses de leurs talons de fer ?
– Au moins ça leur éviter de se faire mal en marchant sur des Lego, si tu veux vois ce que je veux dire. Mais en gros, c’est ça et le fait que Pieniazek ait vaguement sympathisé avec quelques-uns de ses homologues scandinaves lui vaut à son retour un suivi en règle de la part du renseignement polonais, manifestement très préoccupé par son voyage. Ils lui cassent les bonbons, mais alors quelque chose de bien, pour le dire clairement. Du bon vieux harcèlement administrativo-kafkaïen : tu laisses un de tes citoyens partir représenter ton pays à l’étranger et tu le fliques parce qu’il est parti représenter ton pays à l’étranger.
– Et ça lui brise les noix, à Eugenius ?
– C’est peu de le dire : la surveillance constante dont il fait l’objet le décide à fuir la Pologne. Et quand tu bosses sur un aérodrome avec des planeurs et les petits monomoteurs qui servent à les faire décoller…
– … Tu n’as plus qu’à piquer un des zincs pour te barrer.
– Ah non.
– Comment ça, non ?
– Ce ne serait ni moral, ni honnête, et Eugenius est un homme droit qui n’a pas envie de causer des emmerdements à ses camarades du centre de vol à voile.
– Et donc ?
– Et donc il commence à en construire un, d’avion – tout ce qu’il y a d’officiellement, d’ailleurs. Il ne cache pas du tout ce qu’il est en train de faire et qu’il présente comme un projet aéronautique mené en amateur. Le seul truc, c’est qu’il refuse de le faire au club pour ne pas qu’on puisse accuser ensuite ses collègues de l’avoir aidé. Du coup, il s’y attaque dans sa cuisine en s’inspirant d’un petit monoplace anglais conçu en 1953 par un ingénieur français, Roger Druine : le D31 Turbulent. C’est un truc de bricoleur, du bois, de la toile, trois câbles et un moteur de tondeuse, pour le dire clairement. Ça vole, mais c’est un brin moins sûr qu’un Airbus, quoi. Une boîte anglaise, la Rollason Aircraft & Engines Limited, en avait produit une petite trentaine dans les années 50, essentiellement pour servir à des démonstrations dans des meetings aériens.
– Mais comment il réussit à trouver les pièces nécessaires ?
– Pour imiter le Turbulent ? Pas moyen, c’est le concept qu’il pique. Pour le reste, il fait avec ce qu’il a sous la main à l’aérodrome : des pièces détachées qu’il récupère sur des machines mises au rencart. Il récupère les ailes et le cockpit d’un Jaskókka SZD-8 qui s’était planté, le fuselage arrière d’un planeur Foka SZD-24, les commandes d’un Zefir SZD-31 (joystick), le moteur d’un Continental A65 et le train d’atterrissage d’un Piper Cub.
– Rassure-moi, tu as jeté des chiffres et des lettres au hasard, là ?
– Pas du tout, tout est exact. Bref, je ne sais pas s’il avait lu Mary Shelley, mais c’est exactement la même technique que celle du bon docteur Frankenstein, en moins… organique : récupérer des bouts un peu de partout et remonter le merdier.
– Et il fait ça dans sa cuisine ?
– L’assemblage non, le zinc fait tout de même ses huit mètres d’envergure. Mais la conception et le montage des différentes parties, oui, dans son appartement au 3e étage où vivent accessoirement sa femme et sa petite fille qui donne son nom au petit avion : le Kukulka, autrement dit le coucou. Dans la mesure où sa cuisine fait huit mètres carrés, je me demande comment la famille se faisait à bouffer… Et crois-moi, le brave Eugenius a dû prier pour que le contre-espionnage polonais ne comprenne pas l’idée qu’il avait derrière la tête et siffle la fin de la récréation.
– Et ça lui a pris combien de temps ?
– Deux ans. Deux ans au cours desquels Pieniazek fait passer les morceaux d’ailes et de fuselage par la fenêtre pour les amener au terrain, où il ne réalise que l’assemblage final. Au printemps 1971, le Kukulka est prêt, un bel exemple d’ingéniosité communiste comme n’en seraient évidemment pas capables ces sales impérialistes bourgeois suppôts du patronat. En conséquence de quoi Pieniazek réussit à faire immatriculer son avion, baptisé SP-PHN. Il passe même quelques mois à tester son futur moyen d’évasion avec la bénédiction des autorités…
– Avant de se barrer.
– Exactement. Le 13 septembre 1971, il ne rentre pas de son vol d’entraînement mais vire au sud, direction la Tchécoslovaquie, puis la Hongrie qu’il survole à basse altitude en suivant littéralement les cartes routières qu’il s’est procuré. Tout ça dans un avion qui fait à peu près le bruit de la bagnole de Gaston et avance triomphalement à 160 à l’heure en vitesse de pointe. Et en se prenant au passage l’orage du siècle sur le coin de la gueule, quelque part au-dessus de la Hongrie.
– Et il a fini par se poser où ?
– En Yougoslavie.
– Attends, il a quitté un pays communiste pour un autre pays communiste ?
– C’est un cas particulier, la Yougoslavie de Tito, si tu veux bien te souvenir de tes cours d’histoire. Le pays a toujours cultivé une forme d’indépendance vis-à-vis du grand frère soviétique au point de rompre dès 1948 avec Moscou.
– Ah. Du coup, il est accueilli à bras ouverts ?
– Oh oui, il profite facilement de sa liberté chèrement acquise pendant bien dix minutes… avant que les Yougoslaves ne le foutent en tôle pendant sept mois.
– Sympa.
– Pas trop. Mais les services de Tito comprennent assez vite que cette histoire est un authentique pot de pus sur le plan diplomatique.
– Attends, ils le renvoient en Pologne ?
– C’est mieux : ils lui accordent très officiellement une « libération temporaire » de 24 heures. Ce qui leur permet d’amener beaucoup moins officiellement Pieniazek à la frontière autrichienne avant de plus ou moins lui botter le cul pour lui faire passer la ligne, tout ce qu’il y a d’illégalement. Et pouf, voilà les Yougoslaves, débarrassés du problème.
– On dirait le scénario d’un film avec Louis de Funès.
– C’est un peu ça. D’Autriche, Pieniazek finit par rejoindre la Suède où il s’installe comme immigrant en 1972, avant d’obtenir la nationalité suédoise assez rapidement. Il peut surtout se concentrer sur un truc : faire venir sa famille, restée en Pologne. Là encore, c’est un bordel bureaucratique et diplomatique sans nom et il faut même qu’un de ses potes suédois épouse formellement sa femme, pour qu’elle et sa fille puissent enfin le rejoindre quelques mois plus tard.
– Et le Kukulka ?
– Oh c’est le plus beau, ça.
– Quoi ?
– Fin 1973, Pieniazek organise un petit voyage sentimental et touristique en Yougoslavie, histoire de montrer à sa femme par où il est passé. Et au passage, il essaie de récupérer son Kukulka, saisi par la police yougoslave.
– Valeur sentimentale.
– Exactement. Et devine quoi ?
– Dis toujours ?
– Les services de Tito acceptent de lui rendre son zinc à condition qu’il leur paye les frais de stockage.
– Mais non.
– Oh si : 1200 dollars tout de même, que Pieniazek décide de régler sans discuter avant de ramener son avion jusqu’en Suède en le tirant derrière sa Coccinelle, les ailes détachées et fixées sur le toit de la bagnole.
– Et il est où, aujourd’hui, le Kukulka ?
– En Pologne.
– Hein ?
– Et oui. La chute du Mur a changé la donne et en 2005, 34 ans après avoir fui le pays, Pieniazek a marqué le coup en offrant le Kukulka au Musée de l’Air de Cracovie, où il est toujours exposé.
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