Manhattan-Hiroshima, vol direct

Manhattan-Hiroshima, vol direct

L’histoire du jour commence à partir de 1896, quand des gros cadors de l’équation comme Henri Becquerel, Marie et Pierre Curie, Ernest Rutherford et d’autres découvrent la radioactivité. En creusant, tous ces braves gens découvrent un truc intéressant ; à savoir que casser un tout piti bout meugnon de matière peut dégager une grosse, grosse quantité d’énergie. Bon, ça reste longtemps théorique : il faut attendre des expériences menées dans les années 20 par des gars comme Enrico Fermi pour découvrir le principe de la réaction atomique.

Personne ne pense encore à un usage militaire. Enfin personne chez les scientifiques, ces grands enfants à qui il faut en permanence rappeler le don de l’humanité pour transformer absolument tout ce qui lui passe entre les pognes en arme ou en truc de cul. Non, les premiers à se dire « eh, les gars, et si on faisait une bombe avec des atomes qui pètent, ça ne serait pas un peu épatant ? » sont les écrivains de science-fiction comme ce bon vieux H. G. Wells, dès 1913[1]. La possibilité de vraiment fabriquer une bombe atomique ne se présente vraiment qu’après une première expérience de fission nucléaire réalisée en décembre 1938 à Berlin par Otto Hahn.

1938, Berlin : je ne vous fais pas un dessin, on est à ça de donner le coup d’envoi de la deuxième guerre mondiale et ça commence à transpirer sec dans les laboratoires. Une véritable petite course à la bombe démarre entre l’Allemagne et … la France, mais oui, Frédéric et Irène Joliot-Curie se lancent sur le sujet au Collège de France entre 1939 et 1940.

Bon, comme on se prend la gamelle du siècle en juin 40, ça ne dure pas longtemps. À part l’Allemagne qui continue de tripatouiller de l’atome, le champ de la recherche se déplace chez l’Oncle Sam avec d’autant plus de vigueur qu’un paquet de scientifiques de haut niveau se réfugient alors aux États-Unis, dont un certain Leo Szilard, l’un des premiers à imaginer le potentiel dévastateur des découvertes sur l’atome.

Par l’intermédiaire d’Einstein, Szilard fait partie de ceux qui réussissent à convaincre Eisenhower de débloquer les fonds pour un projet de recherche – enfin quand je dis budget, ça ne va pas franchement pisser loin : la première enveloppe dédiée au nucléaire militaire, en 1939, se monte royalement à … 6000 dollars.

Toujours est-il que le projet est lancé par des États-Unis qui ne sont pas encore en guerre, mais qui se disent qu’il n’y a pas de mal à s’appuyer sur les compétences d’une sacrée collection de grosses tronches qui avancent à vue d’œil et avec d’autant plus d’enthousiasme qu’une bonne partie d’entre eux ont de sérieuses raisons de vouloir botter le cul d’Hitler le plus vite possible : non seulement Herr Moustache vient de s’essuyer les bottes sur l’Europe entière ou presque, mais il se dit que le Reich avance aussi sur le sujet et l’idée d’un état nazi doté de l’arme atomique,  ça ne fait rire personne.

En décembre 41, Pearl Harbour entraîne l’entrée en guerre des Etats-Unis. L’année suivante, Roosevelt débloque de nouveaux fonds et lance la seconde phase du programme : le projet Manhattan démarre, sous l’autorité de Robert Oppenheimer. En 1945, Manhattan emploie 150 000 personnes et a déjà coûté 2 milliards de dollars aux contribuables américains, soit 26 milliards de dollars d’aujourd’hui.


« … Et vous comprendrez donc tout à fait logiquement que là, boum. »

Certains scientifiques commencent alors à réaliser ce qu’ils sont en train de créer. Léo Szilard, qui avait milité pour le projet, fait tout pour freiner l’utilisation réelle de la bombe et envoie un rapport angoissé à Roosevelt, qui le lit attentivement – mais casse sa pipe en avril. Son successeur Harry Truman, lui, considère qu’il a une guerre à finir. Pas tellement contre l’Allemagne qui déclare forfait le 8 mai 1945, mais contre le Japon… La conquête du Pacifique est sanglante et Truman ordonne l’accélération du projet.

Le 16 juillet 45, le premier essai est réalisé à Los Alamos au Texas, sous le nom de code Trinity. Présent, Otto Frish écrit : « c’est comme si on avait allumé le soleil en appuyant sur un bouton ».

Une archive exceptionnelle.

À Potsdam, Truman reçoit un télégramme : « les bébés sont nés normalement ». Le 26 juillet, les Etats-Unis exigent du Japon une reddition immédiate sous peine de subir « une destruction rapide et totale », sans plus de précisions. Face au silence japonais, Truman prend le 30 juillet une décision qui marque à la fois la fin et le début d’un monde.

Une semaine plus tard, le 6 août, le ciel est clair au-dessus du Japon quand trois B-29 décollent de l’archipel des Mariannes à 2 h 45 du matin. The Great Artist, Necessary Evil [2]  et l’Enola Gay, ainsi baptisée par son pilote Paul Tibbets, qui lui donne le nom de sa mère parce que c’est un bon garçon. Dans la soute, on a installé une bombe à l’uranium 235 surnommée Little Boy – un petit garçon de 4 tonnes et demie et d’une puissance de 15 000 tonnes de trinitrotoluène [3] (TNT).

Les trois bombardiers arrivent au-dessus du port d’Hiroshima, sur l’île d’Honshu. La ville, qui compte 240 000 habitants, est dépourvue de toute cible militaire importante. L’état-major américain l’a d’ailleurs soigneusement épargnée jusque là pour mieux mesurer les effets de la bombe A.

À 8h45, l’Enola Gay lâche Little Boy qui tombe en chute libre pendant 43 secondes. À 600 mètres du sol, soudain, un flash lumineux infiniment intense éclate à la verticale du centre-ville. Depuis leurs avions, les pilotes voient apparaître une sorte d’immense bol retourné, haut de plusieurs centaines de mètres. Au sol, Little Boy vient de tuer instantanément 70 000 à 100 000 personnes en leur infligeant une chaleur de plusieurs milliers de degrés. Et si contrairement à une légende urbaine bien répandue, personne n’a été à proprement parler « vaporisé » par l’explosion, le flash est si puissant qu’il a en quelque sorte imprimé l’ombre des victimes sur certains murs.

« ça se réchauffe. »

Un vent de 1000 km/h balaye la ville dans un sens, puis dans l’autre. Des habitants sont hachés par des débris de verre et de bois jusqu’à 2000 mètres de l’épicentre. Des centaines d’autres sont tués dans l’effondrement de bâtiments conçus pour résister à des tremblements de terre.

« On veut bien le nom de l’architecte qui a construit le truc qui est resté debout, là, merci. »

Sur un rayon de 2 kilomètres, il n’y a plus rien, plus rien qu’un champignon de poussière qui s’élève au-dessus de la ville jusqu’à 10 000 mètres d’altitude. Quelques heures plus tard, il se mettra à pleuvoir des gouttes énormes et noires, chargées de cette poussière en suspension.

Au-delà de la zone d’impact immédiate, les survivants tentent de fuir sans comprendre ce qui leur est arrivé. Leurs vêtements sont déchiquetés, les yeux, les poumons, les sinus ont éclaté ou fondu. Le sang coule des nez, des oreilles, des intestins. Les brûlures, abominables, tuent 70 000 personnes de plus dans les jours qui suivent. Boire de l’eau est la pire des idées, à cause de la radioactivité. Mais personne ne le sait. Personne ne comprend. Personne ne peut comprendre.

Et personne ne peut soigner quiconque. L’hôpital de la ville, encore vaguement debout, ne peut rien faire – il est lui-même ravagé et 1 654 de ses 1 780 infirmières sont mortes ou agonisantes quand les survivants commencent à affluer, des milliers de Japonais brûlés, nus ou en haillons, qui avancent comme des somnambules hébétés. Sur quelques corps, les vêtements disparus se sont parfois imprimés et on distingue parfois le dessin des fleurs, dernière trace de kimonos pulvérisés par le flash.

Pendant ce temps, les trois bombardiers retournent à leur point de départ. 16 heures plus tard, Truman annonce le bombardement et annonce que « la force d’où le soleil tire sa puissance[4] a été lâchée contre ceux qui ont déclenché la guerre en Asie. »


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Le 9 août, c’est une seconde bombe, Fat Man, qui raye la ville industrielle de Nagasaki de la carte, et 80 000 personnes avec.

Le 17 août, le Japon dépose les armes.


[1] DU coup, ça devient de la science-fission, ahahaaaa j’aime l’humour.

[2] « Un mal nécessaire ». Fallait oser.

[3] Ça ne vous parle pas ? Little Boy avait une puissance de 12 kilotonnes. Vous vous souvenez de l’attentat d’Oklahoma City, en 1995 ? La bombe posée par Timothy McVeigh a démoli ou endommagé 324 bâtiments dans un rayon de seize blocs.  Sa puissance est estimée à 0,0023 kilotonnes.

[4] Alors non, Harry. La bombe atomique repose sur le principe de la fission : on casse des gros atomes. Les étoiles, c’est la fusion : on compresse ensemble des atomes légers. Et ça, c’est la bombe H.

9 réflexions sur « Manhattan-Hiroshima, vol direct »

  1. « 1938, Berlin : je ne vous fais pas un dessin, on est à ça de donner le coup d’envoi de la première guerre mondiale »
    la première ?

  2. Dans le champ de la SF, je conseille vivement « Solution non satisfaisante », nouvelle de Robert Heinlein de 1942 (de mémoire) dans laquelle l’auteur part d’une arme nucléaire (mais pas la bombe qu’il avait déjà utilisé dans un autre récit), l’utilise dans le conflit en cours et met ensuite en évidence l’équilibre de la terreur qui devrait s’en suivre (assez prophétique comme texte). L’édition française est complétée de textes intéressants qui montrent les relations de l’auteur avec certains scientifiques et leur militantisme pour obtenir un contrôle supra-national des armes nucléaires.

  3. Pour en savoir plus sur le travail des médecins dans les années qui ont suivi face au « mal des radiations », les Notes sur Hiroshima de Kenzaburo Oe sont très éclairantes. Et pour le récit du 6 août, Hiroshima Fleurs d’été de Tamiki Hara fait la chronique quasiment minute par minute du drame. Quant aux conséquences de la pluie noire, le roman du même nom de Masuji Ibuse décrit la sanction sociale pesant notamment sur les jeunes filles victimes de cette pluie et qui deviennent immariables.

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