Mike l’Increvable

Mike l’Increvable

– Allez, on y va là, qu’est-ce qu’on attend ?

– Eh bien, te voilà fort enthousiaste.

– Tu m’étonnes, j’ai tout préparé. Regarde, j’ai des bougies, des…bouts de machins que j’ai récupéré à la boucherie, de la bave de bestioles diverses, et tout.

– C’est…parfaitement répugnant, qu’est-ce que tu veux qu’on fasse de tout ça ?

– Ben, euh, on fait comme on a dit.

– OK, qu’est-ce que j’ai encore dit, dans quel état j’étais, et surtout est-ce que j’ai signé quelque chose ?

– Alors il me semble que tu étais à jeun, et y’a pas eu de passage devant un notaire. Mais tu avais dit qu’on allait ressusciter Raspoutine.

– HEIN ?! Non mais ça va pas, hors de question ! Je ne pourrais pas tenir le rythme de ses soirées.

– Pfff, tu es trop modeste.

– Oui ben ça reste une mauvaise idée.

– Attends, je te cite : « nous allons tuer une légende […] après, nous allons la ressusciter ». J’ai pas rêvé, quand même ?

– Aaaah, mais non. Je voulais dire qu’après avoir fait un sort au mythe du maudit moine impossible à tuer, on va se pencher sur l’histoire d’un type authentiquement impossible à tuer. Le vrai Raspoutine, si tu veux. Qui n’est pas Raspoutine.

– Donc il revient, mais c’est pas vraiment lui.

– Voilà.

« Salut les potes ! Je reste dans le coin, si vous avez besoin de moi. »

– Bon alors il s’appelle comme, notre dur à cuire du jour ?

– Michael. Mike pour les intimes.

– C’est moins mystérieux.

– Rassure-toi, il se rattrape par ailleurs.

– Quelque chose me dit que nous ne sommes plus en Russie.

– Tout à fait Dorothy. On en est même assez loin, puisque l’histoire se déroule à New York entre l’été 1932 et le printemps 1933. La Prohibition vit ses dernières heures, mais est toujours en vigueur. C’est donc la grande époque des speakeasies, ces établissements de boisson clandestins dans lesquels on sert un alcool d‘origine douteuse à une clientèle qui ne diminue pas.

– Sauf quand certains finissent aveugles.

– Qui pouvait imaginer que la consommation d’alcool aurait des conséquences pour la santé, franchement ? Tony Marino possède un speakeasy dans le Bronx, et les affaires ne sont plus si florissantes que ça.

En dépit de cette devanture avenante.

Sans doute enhardie par le fait que la Prohibition n’en a plus pour longtemps, la concurrence se fait plus pressante, et les affaires marchent moins bien. Et puis de manière générale Tony aime bien l’idée de palper un peu plus d’oseille.

– C’est original, ça.

– Oui, hein. En outre il n’est pas forcément très regardant sur la façon de procéder.

– Surprenant de la part d’un receleur de boisson trafiquée.

– Les gens sont pleins de surprises. Marino en discute avec des amis/associés, à savoir l’épicier Daniel Kriesberg et le croque-mort Francis Pasqua.

– Un nom qui fleure bon l’honnêteté.

– Toujours un modèle de rectitude. Marino se verrait bien répéter une arnaque qui lui a déjà porté chance l’année précédente. Il s’est lié d’amitié et plus si affinité avec une Mabelle Carson, vagabonde de son état. Ensuite, il l’a convaincue de souscrire une assurance-vie de 2 000 dollars, en le désignant comme bénéficiaire si jamais elle venait à disparaître. Puis par une nuit bien froide, il l’a fait boire jusqu’à l’inconscience, et l’a couchée sur son lit trempé devant une fenêtre grande ouverte. Quand la pauvre fille a été retrouvée morte le lendemain, le rapport d’autopsie a conclu à une pneumonie bronchique carabinée. Et Marino a récupéré la thune sans difficulté.

– Euh, excuse-moi, ça c’est pas une arnaque, c’est un meurtre.

– Oh là là, non mais si c’est pour se lancer dans des arguties techniques… N’empêche que le terme en vogue à l’époque c’est arnaque à l’assurance. Bon après ce sont des assurances-vie, en général, donc forcément…

– Si je comprends bien les trois comparses veulent rééditer le coup.

– C’est le projet. En juillet 1932, ils élaborent un plan pour tuer Michael Malloy, un poivrot irlandais qui vient au rade tous les jours dès le matin pour finir par terre après quelques heures. Marino l’a laissé de saouler à crédit pendant des mois, mais ça commence à faire. Malloy n’a pas d’ami ni de famille, tout ce que savent de lui ceux qui le croisent c’est qu’il vient d’Irlande.

– Et en réalité ?

– C’est globalement ça. C’est effectivement un immigré irlandais, qui a été pompier pendant un temps, mais a perdu son boulot en raison de son penchant pour la boisson.

« Mike, bordel ! »

Malloy semble avoir une soixantaine d’années. Il n’a plus d’emploi stable, et aligne des petits boulots qui lui servent à payer, parfois, sa consommation d’alcool. D’ailleurs il est souvent d’accord pour être payé directement en bibine. Bon pour le dire simplement, il semble plus ou moins bourré en permanence.

– Un bon client en principe, ou une catastrophe s’il picole à crédit.

– Manifestement c’est plutôt la deuxième option. L’idée est donc de lui faire souscrire, ou de souscrire pour lui, une assurance-vie et de le refroidir, comme Marino l’a déjà fait. C’est Pasqua qui s’occupe des démarches.

« Il sait faire. »

Il recrute un acolyte du nom de Nicholas Mellory qui se fait passer pour Malloy. Grâce à la complicité d’un agent d’assurance peu scrupuleux, enfin un agent d’assurance, il réussit en cinq mois à souscrire trois contrats d’assurance vie auprès de deux compagnies : un chez la Metropolitan, deux auprès de la Prudential. Ces polices prévoient toutes une clause de double indemnity.

Excellent film, mais je ne vois pas le rapport.

– Ca signifie que la prime versée est doublée si le décès est accidentel. C’est un des barmen de Marino, Joseph Murphy, qui jouera le rôle de membre de la famille de Malloy pour récupérer le pactole. Ce dernier devrait représenter 3 576 dollars, soit plus de 60 000 euros actuels.

– Ca devrait permettre d’éponger l’ardoise de Malloy.

– Avec un peu de marge. Cela dit, la sinistre association, qui sera baptisée le « murder trust », est complétée par plusieurs petites frappes qui font partie des habitués de chez Marino, ce qui fera autant de parts en plus à partager. La distribution fait rêver : John McNally, Edward « oreille de fer » Smith (il porte une prothèse, en fait en cire), Tony le Teigneux Bastone, et Joseph Maglione.

– Pas de doute on est chez les truands.

– A la petite semaine, mais oui. En décembre 32 tout est prêt, il est temps de se débarrasser du poivrot. La première étape est d’expliquer à Malloy qu’en reconnaissance de sa qualité de client assidu, il a désormais une ardoise illimitée chez Marino.

– Parce qu’il boit sans payer et fait perdre de l’argent au bar, en reconnaissance il a le droit de boire sans payer ?

– Je pense que la pensée logique de Mike s’arrête à « boisson à volonté ». Dans un premier temps, nos arnaqueurs sont plutôt sympas, toutes choses égales par ailleurs : ils se disent qu’en le laissant se saouler autant qu’il veut, il a de bonnes chances d’y rester rapidement, donc ils optent pour cette méthode douce.

– Il mourra de ses propres excès. Peut-être même heureux.

– C’est ça. Malloy se régale autant qu’il veut, pendant des heures, mais sans que cela semble l’affecter en quoi que ce soit. Et annonce qu’il sera de retour dès que possible. Et effectivement il est là dès le lendemain pour le petit déj’. Ca dure pendant trois jours, il ne s’arrête de picoler que pour prendre un sandwich aux sardines de temps en temps.

– C’est bien, c’est sain. Les sardines, je veux dire.

– Peut-être, mais l’idée c’est quand même pas qu’il aille mieux. Les candidats assassins se disent que la méthode gentille risque de ne pas suffire. Tony le Teigneux est déjà impatient, et propose de le flinguer.

– On monte vite en gamme, quand même.

– Il s’appelle pas Tony le Moyennement Agacé. Murphy suggère quelque chose d’un peu plus subtil : plutôt que du whisky et du gin, on lui sert de l’alcool de bois, c’est-à-dire du méthanol. Le truc dont on se sert comme antigel. Une saloperie qui a tué plusieurs dizaines milliers de personnes pendant la Prohibition. Il suffit de 4 % d’alcool de bois dans une boisson pour provoquer la cécité, au-delà c’est fatal. Mais le plan n’est pas de simplement rajouter un peu de méthanol de Malloy. Non. Ils lui servent directement des cocktails à l’alcool de bois après quelques verres de whisky.

– C’est ce que tu appelles subtil.

– Plus qu’un calibre. Malloy commence donc à s’échauffer au vrai alcool, puis passe au méthanol. Sans se rendre compte de rien.

– Ca ne lui fait rien ?!

– Que dalle. La fine équipe est bien obligée de constater avec stupéfaction que ça ne lui fait ni chaud ni froid. Il enchaîne, comme d’hab’. Et revient le lendemain. La scène se répète plusieurs jours de suite. Et puis finalement, il s’écroule.

– Quand même !

– Le groupe retient son souffle. Ils s‘approchent prudemment et se penchent sur lui. Il respire laborieusement, et…et en fait il ronfle. Il roupille, finit par se réveiller quelques heures plus tard, et demande d’emblée un petit quelque chose pour se remonter.

– C’est le Terminator des bars.

– Y’a de ça. Cela dit une explication probable est que l’alcool « normal » (éthanol) neutralise le méthanol. C’est d’ailleurs pour ça que c’est le traitement antipoison le plus courant contre le méthanol. Donc ses premiers verres étaient sans doute de nature à le protéger contre le reste.

– Ils auraient peut-être dû recruter un chimiste dans leur syndicat du crime à la manque.

Ca vole haut.

– A défaut, ils font une razzia à la droguerie, et ajoutent de l’essence de térébenthine, des analgésiques vétérinaires, et même un peu de mort-aux-rats aux cocktails destinés à l’increvable Irlandais.

– Ca marche ?

– Bien sûr que non. Le plan rapide et facile commence à coûter en alcool et en prime mensuelle d’assurance. C’est qu’il faut allonger la cotisation tous les mois, et on a du retard sur le planning. Le projet c’était d’éviter la ruine, pas de l’accélérer. Une fois encore certains proposent la manière forte, mais Pasqua propose de passer à une autre forme d’empoisonnement.

– C’est beau comme une comédie noire.

C’est une comédie noire. Il se trouve que Malloy aime bien les fruits de mer, alors ils lui servent des huîtres crues pas fraîches arrosées de méthanol.

– Beurk !

– Fais pas ta mijaurée, lui se régale. Alors on passe à des sardines laissées à l’air libre pour pourrir pendant plusieurs jours. Qui sont mélangées à des échardes métalliques dans un sandwich surprise. De quoi lui lacérer et pourrir les viscères. En vertu de quoi Malloy en prendrait bien un deuxième.

Michael Malloy, l’authentique bonhomme Michelin.

– Mais il a l’estomac en QUOI, ce type ?

– Bonne question, mais maintenant, c’est autant une histoire de fierté qu’autre chose, parce que de toute façon y’a désormais trop de personnes impliquées pour que la part de chacun soit vraiment intéressante. C’est une affaire personnelle, ils vont trouver le moyen de trucider ce fichu poivrot, bordel.

– Ok, qui a une idée ?

– Marino propose sa méthode, après tout éprouvée. Donc ils le font boire jusqu’à ce qu’il perde connaissance, ça c’est la partie facile, puis l’embarquent en voiture jusqu’à un parc enneigé. Parce qu’on est en janvier. Ils le posent sur un banc, le foutent torse nu, et l‘arrosent copieusement de flotte.

– Un coup à le retrouver soudé au banc.

– Il faudrait surtout le trouver dessoudé. On n’a plus qu’à attendre les nouvelles de la découverte malheureuse d’un pochard mort de froid dans un parc. Et donc, quand Marino arrive au bar le lendemain, il trouve au sous-sol un Malloy grelottant. Il se souvient avoir perdu connaissance, et s’être réveillé sur un banc. Il est revenu à pied et à convaincu Murphy de le laisser rentrer. Après un petit moment de récupération, il se plaint d’avoir pris un petit coup de froid.

– Sans blague !

– Et tu te doutes bien de ce qu’il voudrait pour se réchauffer. A l’approche du mois de février et d’une nouvelle mensualité, McNally propose de lui rouler dessus.

– C’est fini les finasseries. Et puis ça rentre complètement dans la catégorie accident.

– Tout à fait. Après tout, pourquoi pas. On embauche un conducteur de taxi, Harry « Hershey » Green, prêt à tenter le coup pour 150 dollars.

– Encore un complice.

– On n’est plus à ça près, et à ce stade il n’y a que le résultat qui compte. Rebelote, on laisse Malloy se bourrer la gueule, et on l’emmène faire un tour. Bastone et Murphy tiennent Malloy debout au milieu de la rue, les bras grands écartés, pour le lâcher aussi tard que possible avant l’impact.

– Je sens que ça va finir avec un des complices emplafonné.

– Non, mais bien que supposément fin bourré, Mike réussit à se dégager une fois, puis deux fois. La troisième est la bonne : le conducteur se rue sur Malloy à fond, soit environ 80 km/h. Il le percute comme il faut, compte bien deux impacts contre le capot et le pare-brise, puis lui offre encore une petite marche arrière pour faire bonne mesure. Des passants obligent le gang à mettre les voiles avant d’avoir pu réellement constater le décès, mais sérieusement ?

– Non là pas moyen qu’il s’en sorte.

– Le lendemain, Murphy appelle les hôpitaux et morgues pour savoir s’ils sont des nouvelles de son « frère », qui a disparu. Rien. Ils épluchent les journaux. Rien. Ce qui est problématique.

– J’aurais dit que c’est s’ils l’avaient retrouvé au comptoir que ça aurait été problématique, non ?

– Ca c’est pas possible. Pas. Possible. Mais il leur faut un macchabé pour récolter les chèques. Pas de mort, pas de paiement. Ils en sont à se dire qu’ils vont tuer un clodo au hasard et le faire passer pour Malloy, quand après trois semaines ils mettent finalement la main sur ce dernier.

– Ha !

– Parce qu’il se pointe au bar.

– NOOOOOOOOOON !!!

– Bon, il a une un peu plus sale gueule que d’habitude, et il a bien besoin d’un remontant.

– MAIS ENFIN QUOI A LA FIN ?!

– Tout ce dont Mike the Durable se souvient, c’est d’avoir bu des coups, puis d’être dans la rue et de voir une paire de phares se rapprocher rapidement, avant de se réveiller à l’hôpital avec une côte cassée. Hôpital qui avait tout bêtement oublié de le référencer dans la liste des patients.

– Tu es bien sûr qu’il était Irlandais et pas Highlander ?

– On va finir par le savoir. Parce que là y’en a marre. Et quand y’en a marre…

– Y’a Manowar, mais je ne vois pas le rapport.

– Le 22 février 1933, ils prennent Malloy, l’attachent, lui collent un tuyau dans le bec et lui remplissent les poumons au gaz de ville, jusqu’à ce qu’il devienne violet et cesse de respirer.

– Et j’imagine qu’ils ont encore laissé le robinet ouvert 5 bonnes minutes, histoire de.

– Pas exclu. Pasqua fait établir par un ami légiste un faux certificat de décès, qui attribue la mort à une pneumonie.

– C’est définitivement un problème respiratoire.

– Le décès est donc déclaré, et le gang reçoit 800 dollars de la Metropolitan Insurance Company. Marino et Murphy se paient un costard avec leur part. Pasqua se présente à la Prudential pour collecter les deux autres chèques, mais l’agent demande à voir le corps. Pasqua répond qu’il est déjà enterré. En outre, il se trouve alors que Murphy, qui est désigné comme le bénéficiaire, est à ce moment en taule pour d’autres charges, ce qui rend les assureurs encore plus circonspects. D’où l’ouverture d’une enquête.

– J’imagine que nos génies du crime n’avaient pas prévu ça.

– C’ETAIT CENSE ETRE UN POIVROT QUI MOURRAIT D’UNE TOURNEE DE TROP ! Dans le même temps, la police avait déjà vent de rumeurs qui courraient sur les tentatives répétées d’assassinats.

– C’est-à-dire qu’il commençait à y avoir pas mal de personnes impliquées, c’est risqué.

– Et elles ne tenaient pas toutes bien leur langue. Le corps est exhumé et autopsié, et il s’avère évidemment que la pneumonie n’y est pour rien. Les membres du gang se mettent assez rapidement à table, notamment Green qui collabore pour négocier une peine plus légère.

– Sans doute pas envie de prendre la peine maximale pour 150 dollars.

– C’est ça. En vertu de quoi il écope de plusieurs années de prison, comme le légiste. Pour ce qui est des têtes pensantes du « murder trust », Marino a d’autant moins de chances de s’en sortir que les enquêteurs finissent par apprendre qu’il avait déjà tué Mabelle Carson avant.

« Je comprends pas, un plan parfait. »

Il est donc condamné à mort, pour meurtre avec énormément de préméditation. Même chose pour Pasqua…

« Pourvu que ça ne ternisse pas la réputation familiale. »

Ainsi que Kriesberg et Murphy. Ils finissent tous exécutés à la chaise électrique. Du premier coup.

– Ah ben ils ont finalement réussi à faire un paquet de victimes.

– Et c’est comme ça qu’est né la légende d’Iron Mike, également surnommé le Raspoutine du Bronx. Parce que lui, vraiment…

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