On accommode les restes (d’Abraham Lincoln)
– Attends attends, tu rigoles là ?
– Je suis pas là pour faire la gueule, non plus.
– Tu veux ENCORE me parler d’Abraham Lincoln ?! Tu es sérieux ?
– C’est une question piège, donc je ne vais pas répondre. Oui, j’ai encore de quoi parler d’Abraham.
– Mais enfin on a fait le tour ! Le garde du corps, le vengeur, le zouave, le fils… Qu’est-ce qui nous reste, encore ?
– Ah ben quand même, le principal intéressé !
– Qui ça, tu veux dire Lincoln lui-même ?
– Précisément.
– Non attends, c’est pas possible là. Je suis d’accord que la vie et l’œuvre d’Abraham Lincoln sont des sujets qui méritent des développements, et mêmes certainement de longs développements, mais c’est pas pour nous ça. C’est de la matière à livre.
– Pardon, je me suis mal exprimé. Je ne veux pas parler de ça, Abraham et sa carrière. Non non, pas du tout. Il est temps d’aborder ce qui est arrivé à Lincoln après le 14 avril 1865.
– Après…son assassinat ? C’est quoi l’idée, un précis de décomposition ?
– Justement pas.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire, il lui est arrivé des trucs après sa mort, c’est ce que tu essaies de me dire ?
– C’est très exactement ce que j’essaie de te dire, oui.
– Mon Dieu, enfin. C’est aujourd’hui que tu vas finalement me révéler que…
– NON ! Pour la dernière fois, non, Lincoln n’a pas vu, fréquenté, chassé, connu, ou rejoint des vampires. Faut arrêter avec ça maintenant.
– Mais alors quoi ?
– Il a…parcouru 7 états pour aller à la rencontre des citoyens, alors qu’il était mort ?
– Ah. Je vois. Donc c’est plutôt une histoire de zombie.
– Non. Non, attends, tais-toi, et répond plutôt à cette question : qui a été la première victime de la Guerre de Sécession ?
– Uh, pas facile… Je dirais que c’est l’esprit de camaraderie. La croyance bienveillante dans une nation de frères unis dans l’aspiration à un dessein commun, tournée vers ce que l’homme a de meilleur. Le projet de donner aux idées de liberté et de fraternité une terre, pour faire du nouveau monde géographique le nouveau monde humain. La première victime de la guerre de Sécession ? Mais c’est l’innocence ! C’est le rêve ! C’est le…
– Pour l’amour du ciel, arrête ! Je te parle du premier pauvre gradé qui s’est fait trouer la peau.
– Je n’en ai aucune idée.
– Eh bien il s’agissait d’Elmer Ephraïm Ellsworth, que nous appellerons EEE.
– Connais pas.
– Alors permets-moi de te donner quelques informations. La première est qu’il était colonel, et j’ai tendance à penser que c’est plutôt peu commun qu’un officier supérieur soit parmi les premières victimes d’une guerre. La deuxième est que pour son unité il s’était inspiré des zouaves français, en termes d’entraînement comme de costumes.
– Décidément, gros succès populaire les zouaves au milieu du 19ème.
– Manifestement. Ensuite, EEE s’est fait tuer alors qu’il essayait de décrocher un drapeau confédéré d’une auberge d’Alexandria, en Virginie, le 24 mai 1861.
Aussi, Ellsworth était originaire de Mechanicsville, et ça m’amuse. Enfin, c’était un ami personnel de Lincoln, qui fut très affecté par sa disparition. A point de demander que son corps soit exposé dans la grande salle de réception de la Maison-Blanche (l’East Room).
A cette fin, le corps d’EEE est confié à Thomas Holmes, un médecin new-yorkais qui a travaillé sur les questions d’embaumement, en étudiant notamment des momies égyptiennes.
– Vampire, zombie, momie, tu vises le grand chelem ?
– Me tente pas. Toujours est-il qu’Holmes met au point sa technique et surtout son « mélange » pour préserver les corps. Il s’occupe de préparer celui de l’infortuné Elmer. Et Lincoln, qui a donc connu le garçon de son vivant, est impressionné par le résultat. Au point qu’il confie à Holmes la mission de développer sa technique et surtout de l’appliquer aux soldats.
– Euh…aux soldats morts ?
– Bien sûr, banane. Il est toujours utile de rappeler que la guerre, ça tue des gens. Potentiellement beaucoup. Autant de corps qu’il faut faire parvenir aux familles, ce qui entre la distance et les moyens de transport de l’époque peut demander un certain temps. Un délai suffisant pour que le colis ne soit pas très frais au moment de sa réception, même quand on utilise la pointe de la technologie de l’époque, comme des cercueils métalliques étanches.
– Il leur aurait fallu des camions frigorifiques.
– Certainement. Encouragée par Lincoln, qui fera d’ailleurs embaumer le corps de son fils Willie mort de la typhoïde en 1862, la technique de « l’embaumement sur le champ de bataille » se développe rapidement. Holmes lui-même aurait ainsi préparé les corps de quelques 4 000 soldats morts au combat, et au total on estime que 40 000 victimes du conflit ont été embaumées, sur un total de 600 000 environ. Au point que le ministère de la Guerre adopte des directives pour que la procédure soit exclusivement confiée à des professionnels licenciés. De quasiment inconnue avant 1860, la technique devient ainsi répandue en quelques années. Cependant elle reste associée aux morts à la guerre, pas à celles de la vie courante si je puis dire. Pour ça, il faut encore autre événement marquant.
– D’accord. Attends, laisse-moi devenir, tu vas me dire que quand Abraham revient du théâtre les pieds devant, il est lui aussi embaumé ?
– C’est exactement ça.
– D’accord, mais si la technique s’est développée, je ne vois pas trop ce qu’il y a de bien notable là-dedans.
– C’est vrai. En 1865, beaucoup d’Américains se sont fait embaumer…
– Euh, soyons précis, ils ont été embaumés.
– Ils ont été embaumés, ok. Cela dit, même 40 000 corps, ça reste une petite partie de la population, et puis ce n’est pas forcément très visible pour tout le monde. Plus notable et susceptible de rendre vraiment la pratique plus courante ? Organiser une grande tournée sur près de 2 700 bornes pour que les Américains puissent aller à la rencontre de leur président défunt.
– Une campagne de proximité.
– C’est ça.
L’idée est qu’Abraham soit enterré à Springfield, Illinois, là où il a fait sa carrière d’avocat et d’élu local, avant de représenter l’état à Washington. Le corps du président est confié aux docteurs Brown et Cattell, ceux qui avaient déjà pris soin de celui de son fils. Qui est d’ailleurs déterré à cette occasion, pour aller à Springfield avec son père. La dépouille est d’abord exposée pendant trois jours au Capitole.
Et puis en voiture tout le monde ! Le corps, ou plus exactement les corps, prennent place dans un train, qui va à peu près reproduire dans le sens inverse le trajet qu’avait suivi Abraham lors de son élection à la présidence, depuis Springfield jusqu’à Washington.
Il passe ainsi à Philadelphie, Baltimore, et New York, mais en tout ce ne sont pas moins de 180 villes dans 7 états qui sont visitées. Le périple dure près de trois semaines. Le train s’arrête dans les agglomérations les plus grandes, et le corps est alors acheminé en procession vers un lieu d’exposition, pour permettre à tous de le voir pendant une période allant de quelques heures à une journée. Pour beaucoup, c’est la première fois qu’ils voient un corps embaumé.
– Et sans doute aussi un président des Etats-Unis.
– Sûrement. Le fait est que la plupart des réactions insistent sur l’aspect très « vivant » du corps, même si ceux qui font partie de la tournée, ou qui avaient connu le président quand il bougeait tout seul, notent qu’il se ternit et se dégrade quand même un peu entre le départ et l’arrivée. C’est en tout état de cause un réel succès populaire. Il s’agit de la première fois, mais aussi de la seule, où le corps d’un président a ainsi été promené à travers le pays pour que les citoyens viennent se recueillir.
– Bon ben c’est une bonne chose de faite…
– Attends attends, tu crois que c’est fini peut-être ?
– Je crois ?! Un peu oui. Il est mort, il s’est promené, il est enterré, qu’est-ce que tu vas encore me sortir ?
– Eh ben le corps, précisément.
– Quoi ?
– Nous sommes à Chicago en 1876. Où sévit un gang de faux-monnayeurs irlandais, sous la direction de James « Big Jim » Kennally.
– Mais quel est le rapport ?
– Le rapport, c’est Benjamin Boyd, qu’on va appeler Benny Boy Boyd parce qu’on fait ce qu’on veut et c’est amusant.
– Benny B ?
– Nan, on a déjà fait suffisamment de référence de vieux avec Big Jim. Benny Boy Boyd est le graveur du gang. Ce qui ne veut pas dire qu’il passe ses weekends à faire de la déco, mais qu’il en est charge de préparer les plaques d’impression pour les faux billets. Benny Boy était un véritable artiste, vois-tu, capable de produire des billets tellement ressemblants que même les experts du Trésor peinaient à faire la différence. Seulement voilà, BBB se fait serrer, et est envoyé réfléchir pendant 10 ans sur ses choix de vie au pénitencier. Ce qui n’arrange pas les affaires de Big Jim, qui décide alors de faire pression sur le gouverneur pour obtenir la libération de son graveur, et aussi un dédommagement de 200 000 dollars pendant qu’on y est.
– Il compte s’y prendre comment ?
– Oh ben le truc classique, quoi. Voler le corps d’Abraham Lincoln.
– Sérieusement ?
– Le plus sérieusement du monde. Vois-tu, le corps du président repose dans un cimetière communal à l’extérieur de Springfield, sans gardien résidant. Le corps se trouve dans un sarcophage en marbre, au-dessus du sol, dans une pièce. Le sarcophage est scellé par du simple plâtre, et non du ciment, et la pièce elle-même a pour seule sécurité un bête cadenas à la porte. Et il n’y a aucune patrouille de nuit sur les lieux. Les notables qui font partie de la National Lincoln Monument Association n’ont aucun raison d’envisager des mesures de protection plus sévères, parce qu’entre nous qui aurait l’idée de s’en prendre à la sépulture d’Abraham Lincoln ?
– On se demande. Un gang de faux-monnayeurs, par exemple.
– Précisément. Au vu du contexte, ils avaient toutes les chances pour réussir. Cependant ils étaient faux-monnayeurs, pas pilleurs de tombes. Une spécialité criminelle qui existait vraiment à l’époque, comme tu as déjà eu l’occasion de l’expliquer. Big Jim se met donc en quête de l’homme de la situation, en la personne de Lewis Swegles.
– Ah ben bravo, honte à vous M. Swegles !
– Ne t’enflamme pas, il se trouve que Swegles a aussi un autre employeur, le chef du bureau du Secret Service de Chicago. Si tu te souviens bien, je t’ai déjà dit qu’à l’époque, les agents du Secret Service avaient pour mission de lutter contre la contrefaçon, pas autre chose. Swegles tient donc dûment le bureau informé de l’affaire. Le soir où les Irlandais pénètrent dans le cimetière pour faire le coup, des policiers sont planqués autour pour les appréhender.
– J’espère qu’ils sont plus doués que le précédent garde du corps de Lincoln.
– Oui, et pour le coup ce sont plutôt les malfrats qui sont des tromblons. Infoutus de crocheter le cadenas de l’entrée, les deux gugusses envoyés par Big Jim ont dû le limer, c’est un poil plus long, et une fois à l’intérieur ils sont infoutus de soulever le cercueil (qui pèse plus de 200 kg, cela dit). Ils se font donc coffrer. Enfin, pas longtemps.
– Ben enfin !
– C’est qu’en 1876 la peine pour vol de sépulture est légère, moins d’un an. Le procureur est donc obligé de ruser pour obtenir une sentence plus lourde. Il les accuse de « conspiration en vue du vol d’un objet d’une valeur de plus de 75 dollars ».
– Pour un ancien président assassiné ? Ouais, je crois que c’est coté un peu plus cher que ça.
– Ce qui permet d’envoyer nos deux génies en cabane pendant un an. Big Jim ne sera lui pas inquiété, puisqu’il n’était pas présent, et que le témoignage de Swegles ne suffit pas.
– C’est pas brillant. Mais enfin la sépulture est sauve.
– Oui enfin cette aventure ne rassure pas John Carroll Power.
– C’est qui ?
– La personne en charge de la tombe du président, qui se rend compte qu’elle n’est pas particulièrement protégée.
– Il fait quoi ?
– Il organise une conjuration.
– Mais c’est pas possible, on tourne en rond dans cette histoire ! Une conjuration autour de Lincoln, encore ?
– Exactement. Il réunit cinq amis, et ils vont de nuit enterrer le corps du président dans une tombe anonyme, en prêtant serment de n’en jamais révéler l’emplacement.
Et c’est là que nous retrouvons une vieille connaissance.
– Encore ?
– Oui. Robert Lincoln, le fils d’Abraham, celui qui manque de se faire écraser par les trains et porte la poisse aux présidents. Il fera déplacer le corps de son père à 17 reprises au cours des 20 années suivantes, toujours en secret évidemment.
– Le corps de Lincoln ne peut décidemment pas rester en place.
– Finalement, en 1901, il se passe deux choses. D’une, on l’a déjà évoqué, le président William McKinley se fait tuer, le jour où il devait croiser Robert Lincoln. Suite à ça, les Etats-Unis finissent par se dire qu’il serait peut-être temps de confier la protection de leur président au Secret Service. Et éloigner Robert Lincoln.
De deux, Robert Lincoln décide de donner à son père la tombe qu’il mérite. Il passe donc des instructions pour qu’il soit déposé dans une cage d’acier, au fond d’un trou de 3 mètres scellé par plusieurs tonnes de ciment. Et une bonne grosse stèle sur le tout, histoire de.
Avant cet enterrement en principe définitif intervenu le 26 septembre 1901, le cercueil est ouvert, histoire de voir si tout se passe bien à l’intérieur j’imagine. L’occasion de constater que les embaumeurs ont quand même globalement fait du bon boulot, puisqu’il est jugé bien conservé.
– Ca y est ?
– Quoi ?
– C’est fini ? Il est mort, il est enterré sous des tonnes de ciment, on a parlé de son garde du corps, de son assassin, du tueur de son assassin, du frère de son assassin, de son fils, de son autre fils, de ses voyages post-mortem, des pilleurs de sa tombe, on a fait le tour, c’est terminé Lincoln ?
– Ben, euh, oui. Je veux dire, tu peux visiter son monument à Washington, son tombeau dans l’Illinois. Où la cabane où il a grandi, aussi.
– Ah oui ?
– Tout à fait. Abraham est né dans le Kentucky en 1809, et a grandi dans la cabane familiale, du côté de Knob Creek.
A noter qu’on parle de cabane au sens général de maison en bois, qui peut atteindre une certaine taille. Sauf que la famille Lincoln en est partie quand il avait deux ans, et qu’à l’époque elle n’avait pas encore une plaque disant « ici a vécu le 16ème président des Etats-Unis ». Autrement dit, quand un restaurateur de New York achète le terrain en 1895 et commence à en faire la promotion pour attirer les touristes en leur proposant de voir l’humble demeure qui a vu grandir Lincoln, il est absolument impossible d’établir sérieusement qu’il s’agit bien de la même modeste bicoque. D’après les historiens du Parc National Lincoln, il est plus que probable que la cabane des Lincoln a été détruite avant même la Guerre de Sécession, et que celle qui est présentée comme l’authentique vienne en fait d’un autre terrain. Ils ont d’ailleurs étudié le bois de la cabane « authentique », ce qui a permis de conclure qu’il avait été coupé alors qu’Abraham Lincoln avait une trentaine d’années.
– Ah, petit problème. Mais attend, comment ça que la cabane « vienne » d’un autre terrain ? Ca bouge pas, en principe.
– Les corps non plus, à ce compte-là. La cabane aurait été démontée et reconstruite.
– Ah, d’accord.
– Raison pour laquelle, d’ailleurs, celle qui est aujourd’hui exposée n’est sans doute même pas la bonne. Je veux dire celle qui est censée remplacer l’authentique.
– Quoi ?
– Vois-tu, le Kentucky est décidément une terre fertile en histoires remarquables. Lincoln y est né, mais c’est également de là que venait son rival direct, le président de la Confédération.
– Du Sud, quoi, pendant la Guerre de Sécession.
– C’est ça, Jefferson Davis. Par conséquent, dans les années 1890, des petits gars malins organisent une tournée aux Etats-Unis, pendant laquelle les baraques de Lincoln et Jefferson étaient exposées aux yeux avides de visiteurs payants, puis démontées et envoyées ailleurs. Après quoi les rondins ont été entreposés pendant quelques années, jusqu’à ce que des particuliers décident de reconstruire la cabane de l’enfance de Lincoln au milieu du parc qui porte son nom.
– Ah ben j’espère qu’ils avaient bien étiqueté les pièces.
– Eh ben pas du tout. Tu as donc toutes les chances pour que la maison présentée comme celle de l’enfance de Lincoln, le président qui a aboli l’esclavage, soit pour une partie celle de l’homme qui s’est au contraire battu pour le maintenir. Et pour une autre partie une baraque quelconque du coin construite plusieurs décennies après la naissance d’Abraham.
Et là j’ai fini.
4 réflexions sur « On accommode les restes (d’Abraham Lincoln) »
« Enfin, c’était un ami personnel de Lincoln, qui fut très affecté par sa disparition. A point de demander(…) » I m’semble qu’il était plutôt « au point » de demander, vu que si Lincoln était à point, ça voudrait dire que quelqu’un a essayé de le faire cuire… note, ça ne m’étonnerait pas de l’apprendre sur ce blog…