Caïn et Albert
– Bon, écoute, je crois qu’il faudrait rétablir un peu l’équilibre.
– Quel équilibre ?
– Dans les sujets.
– Comment ça ?
– QUELQU’UN, ici, semble passer le plus clair de son temps à se passionner pour les tueurs en série, les meurtriers, les assassins sadiques, j’en passe et des pires. Résultat : et ça trucide à tout va (là), et ça fait sauter des écoles (ici), et ça assassine à qui mieux mieux (ici aussi, et encore), et j’en oublie. Moi je sature un peu de cette galerie de types ignobles, je voudrais un peu de positif.
– Mouais.
– Des gens biens, des exemples, des histoires inspirantes. Au sens qui inspire des valeurs bienveillantes, plutôt que la peur.
– Gnagnagna, des machins positifs, ça va bien les tueurs et les cannibales…
– Pardon ?
– Non, rien. Bon ben je t’écoute, c’est quoi la figure admirable de l’humanité que tu as en tête ?
– Goering.
– …
– …
– Pardon ,’y a eu un bruit, j’ai cru que tu avais dit « Goering ».
– J’ai dit Goering. Houlà, ça va pas bien, t’es tout pâle ?
– Goering comme exemple de…il va me tuer…Ha. Attends. Je comprends. Tu essaies encore de faire le malin.
– Bien mon genre.
– Tu me dis Goering juste pour que je parte dans les tours, et puis tu vas me dire qu’en fait c’est Imelda Goering, une nonne vénézuélienne du 18ème siècle qui a fondé un orphelinat. Ou un bordel, te connaissant.
– Ecoute, faudra que je me renseigne.
– Tout ça pour dire qu’il s’agit évidemment d’un homonyme qui n’a rien à voir avec Hermann Goering.
– Ah si. Si si.
– Non mais c’est pas possible. Je veux bien qu’on rigole, mais là non, pas Hermann Goering. Enfin soyons sérieux, on parle du numéro 2 du Troisième Reich, l’un des plus proches d’Hitler depuis le début, son successeur désigné, le plus haut dignitaire de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre, condamnée à mort à Nuremberg. Non non, je ne peux pas.
– Mais je suis entièrement d’accord avec toi. Une des pires ordures qu’on ait pu connaître.
Hermann Goering, une allégorie.
– Et donc, le rapport avec les individus admirables ?!
– Ben, Goering est un type bien.
– Un criminel contre l’humanité ! Allez, ça suffit, je démissionne, je m’en vais.
– Attends. Je crois qu’il y a un malentendu.
– Tu appelles ça un malentendu ?
– Tu vas voir. Hermann Goering ? Un insondable fumier.
– Quand même.
– Je n’ai jamais prétendu le contraire. Mais je ne te parle pas de lui. Mon sujet, c’est Albert Goering.
– C’est bien ce que je disais, c’est un homonyme.
– Non. C’est son frère.
– Hermann Goering avait un frère ?
– Un paquet, en réalité. Son père Heinrich s’est marié deux fois. Il a 3 fils et 1 fille de sa première épouse, Ida. Puis il se remarie avec Franziska, et le couple a 5 enfants. Ou peut-être 4, on y reviendra. Dont Hermann et Albert, qui sont les deux derniers en 1893 et 1895, après un frère et deux frangines.
– Il aura beaucoup fait pour la patrie, Heinrich Goering.
« C’est que c’est pas facile d’avoir un criminel contre l’humanité du premier coup. »
– Plus que ça, puisqu’en plus de fournir des petits Prussiens, il était un diplomate de haut rang. Il a notamment exercé en Namibie, puis à Haïti à partir de 1894. Soit après la naissance d’Hermann et avant celle d’Albert. La pas-si-petite famille reste et grandit en Allemagne. Les enfants voient peu leur géniteur, et leur principale figure paternelle est leur parrain, à savoir, je prends mon souffle, Hermann Epenstein Ritter von Mauternburg. Epenstein est un riche médecin et financier, sachant que les Goering n’ont pas à se plaindre non plus. En passant, ils étaient cousins des von Zeppelin. Hermann et Albert grandissent donc dans des châteaux, au sens propre, entourés de domestiques en livrées.
– Je sens que tu vas me dire qu’ils ont néanmoins pris des trajectoires différentes.
– J’y viens. Mais avant cela, ça vaut la peine de préciser qu’Epenstein von plein de trucs est en réalité d’origine juive, s’est converti au catholicisme, et a acheté ses titres.
– Autrement dit, en vertu des lois qu’il contribuera à faire appliquer, Hermann Goering a été largement élevé par un Juif ?
– Exactement. Ca va même plus loin. Avec papa Heinrich qui passe le plus clair de son temps à Haïti, Mme Goering et Epenstein ont une liaison qui ne fait de doute pour personne. Et comme en grandissant beaucoup remarquent qu’Albert, le dernier arrivé, ressemble quand même pas mal à Epenstein, et que ce dernier décide de devenir le parrain de toute la fratrie après sa naissance…
– On pourrait imaginer qu’Albert est le fils de ce dernier.
– On pourrait. Les gens qui se sont penchés sérieusement sur la question mettent en avant le fait qu’au moment de la conception d’Albert sa mère était quand même plutôt à Haïti avec son époux, et que ça ne collerait pas en termes de dates, mais le doute demeure. Il n’est pas totalement impossible qu’au regard des lois du futur 3ème Reich, le propre frère du numéro deux du régime ait été juif. Et au moins ça pourrait expliquer la différence entre les deux.
– Parce qu’ils ne sont vraiment pas pareils ?
– Ah oui. Outre qu’Hermann tient de sa maman un physique de bambin germanique caricatural à base de blond et de bleu…
Pour toutes celles que ça embête d’être troublées par les images du jeune Staline…
alors qu’Albert ne joue pas dans le même registre…
Son registre c’est sympathique/pas criminel.
Les deux frangins n’ont pas non plus la même personnalité. Hermann présente un caractère affirmé, voire contestataire. Il s’intéresse aux questions politiques et militaires, et se définit comme un optimiste. Albert c’est plutôt l’inverse : il est discret, réservé voire reclus, et plutôt pessimiste.
« Je sens que mon frère va mal tourner. »
Attention, c’est pas Caïn et Abel, ils s’entendent bien. Mais le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils prennent des trajectoires différentes.
– J’imagine qu’il faut bien équilibrer, tu ne peux pas avoir que des pourris dans une fratrie.
– Je pense que ça se discute. Toujours est-il que pendant la Première Guerre, Hermann est pilote. Albert, lui, participe à l’effort de guerre en tant qu’ingénieur en communication. Après le conflit, il fait des études d’ingénieur en mécanique à l’université de Munich. Hermann est aussi à Munich, mais lui préfère fréquenter un énergumène à petite moustache qui raconte n’importe quoi.
– Hitler ?
– Lui-même. Hermann Goering fait partie de ses premiers compagnons de route, et rejoint le parti nazi en 1922. Il participe à ce titre au « putsch de la brasserie » de 1923. Il est blessé à cette occasion, bien fait, et devient héroïnomane par conséquent. Les deux frères prennent leur distance après cet épisode, dans la mesure où Albert ne cache pas le dégoût et le mépris que lui inspire l’idéologie nazie. Pour autant, selon les mots mêmes d’Hermann, ils ne sont pas fâchés. C’est une séparation qui correspond à l’écart entre leurs positions respectives.
– Ca devait quand même être bizarre à Noël.
– Je n’ai pas ces informations. Albert se lance dans une modeste carrière de réalisateur de cinéma, mais il doit changer de voie quand son frère arrive au pouvoir. Lorsqu’Hitler devient chancelier en 1933. Hermann est ministre sans portefeuille dans son premier gouvernement d’Hitler. Il est chargé de la création de la Gestapo, puis est placé à la tête de la Luftwaffe, et est nommé ministre de l’Intérieur de la Prusse, chef de la chasse du Reich, et responsable du plan quadriennal de 1936. Ce qui lui permet en passant d’amasser une grande fortune.
– Quelque chose me dit qu’Albert n’est pas du genre à profiter de la position de son frère.
– Mieux que ça, il quitte le pays. Il part s’installer en Autriche, dont il obtient la nationalité. Malheureusement pour lui et…tout le reste de l’Autriche, les amis de son frère décident en 1938 que tout le pays va plutôt prendre la nationalité allemande.
– Je cherche mon frère. Il a dit qu’il était en Autriche, j’arrive pas à lire l’adresse.
– Bon, écoute Hermann, faisons simple, annexons le pays.
Depuis son installation, Albert n’avait jamais fait mystère de ce qu’il pensait des Nazis. Maintenant qu’ils sont (à nouveau) au pouvoir chez lui il…continue. Vois-tu, Albert déteste ces types-là.
– Ca lui fait un point commun avec un certain archéologue et moi.
– Oui, mais ni lui ni toi n’êtes le frère du numéro deux du régime. En effet, en 1939, Hitler désigne Hermann comme son successeur et suppléant dans ses différentes fonctions. En 1940, après la conquête de la France, il sera même élevé Maréchal du Reich, un titre créé pour lui et qui le place au-dessus de tous les officiers de l’armée. Albert en conclut qu’il peut se permettre un certain nombre de choses, et pour lui il ne s’agit pas de faire sauter des pvs de stationnement.
– Par exemple ?
– Peu de temps après l’Anschluss, un groupe de SS oblige des femmes juives à récurer les pavés des rues de Vienne à la brosse. Albert voit ça et se joint à elles. L’officier apprécie modérément, et l’interpelle. Quand il se rend compte à qui il a affaire, et laisse tomber l’opération. De la même façon, quand une vieille dame se fait conspuer par la foule parce qu’on l’oblige à se balader avec un panneau « juive » autour du cou, Albert va la chercher et l’extrait en bousculant des officiers, qui de la même façon abandonnent toute velléité de représailles quand ils découvrent son état civil.
– Courageux et noble de sa part.
– C’est de la petite bière. Il établit aussi des faux passeports et laisser-passer qu’il signe au nom de son frère pour des amis juifs, afin de leur permettre de transférer leurs biens et leur personne à l’étranger. Il n’hésite par ailleurs pas à solliciter son frangin. Peu de temps après l’Anschluss, ce dernier se pointe en Autriche comme…euh…ben en pays conquis, et promet à chacun des membres de sa famille de lui accorder une faveur pour marquer le coup. Albert et leur sœur Olga lui demandent de faire libérer l’archiduc Joseph Ferdinand, emprisonné à Dachau. Ca n’enchante pas Hermann, mais il le fait.
– N’essaie pas de me faire dire qu’il avait le sens de la famille.
– Je ne suis vraiment pas là pour réhabiliter Hermann Goering. Albert ne reste pas longtemps en Autriche après l’annexion. Il part pour la Tchécoslovaquie, où il devient responsable des exportations de l’usine Skoda de Pilsen.
Une bien belle ville, dont nous apprécions tout particulièrement la production.
Là, Albert fait feu de tout bois. Il continue à contrefaire la signature de son frère sur des documents officiels et passeports, pour permettre à des Juifs comme à des employés dissidents de circuler et fuir. Par ailleurs, à partir du moment où l’usine est réquisitionnée par les Nazis afin de produire pour l’armée, il est un complice au minimum passif des ouvriers qui « oublient » régulièrement de finir leurs commandes à temps, « égarent » des pièces ou des documents, quand ils ne sabotent pas tout bonnement leur production.
– C’est ballot, y’a plus de boulons.
– Exactement. D’ailleurs quand des officiers viennent le voir, il ne leur rend pas leur salut et les laisse volontiers poireauter un moment avant de finalement les recevoir. En outre, quand il ne falsifie par lui-même un papier, Albert n’hésite jamais à solliciter l’aide de son frère pour obtenir des libérations, laisser-passer, ou autre. Il joue à la fois sur son sens de la famille et son ego, sur l’air de « Hermann, toi qui est si puissant, je connais un bon Juif, un gars qui n’a rien à faire dans un camp, tu dois pouvoir faire quelque chose ». Ce à quoi Hermann répondait après avoir obtempéré que c’était la dernière fois. Mais évidemment pas. Albert aurait ainsi obtenu la liberté d’une centaine de personnes comme ça.
– Joli.
– Et puis sinon, il allait se servir.
– Comment ça ?
– A au moins une reprise, il s’est rendu dans un camp pour réquisitionner des prisonniers pour son usine. Une fois encore, les officiers sur place n’osent pas questionner la demande du frère Goering. Albert repart donc avec sa cargaison, qu’il libère quelques kilomètres plus loin, en donnant aux fugitifs des conseils sur les meilleurs moyens de partir vite et loin. Dans le même ordre d’idée, il a même obtenu la libération d’un groupe de résistants tchèques de Reinhard Heydrich. Si le nom ne te dit rien, c’est un officier supérieur SS qui a joué un rôle déterminant dans l’organisation de la « solution globale du problème juif ». Une tâche qui lui avait été confiée en 1941 par…Hermann Goering.
– J’ai quand même du mal à croire qu’il a pu faire tout ça sans être repéré.
– Ah mais il est repéré. A cause de toutes ses activités, la Gestapo établit de nombreux rapports sur lui. 4 mandats d’arrêt sont même dressés, mais sans suite. En 1944, c’est un mandat d’exécution, à vue, qui est publié. Hermann intervient immédiatement auprès d’Himmler pour le faire annuler. Ce sera d’ailleurs la dernière fois. Hermann est en effet un peu tombé en disgrâce à Berlin. Il va d’ailleurs mal finir.
– Finir ?! Ca fait un moment qu’il est mal parti.
– Oui, évidemment. Le 22 avril 1945, Hermann apprend qu’Hitler a un petit coup de mou et lui suggère de lui transmettre ses pouvoirs et fonctions. Le Führer le prend mal, et Goering ainé est démis de toutes ses fonctions et placé en résidence surveillée. Quand Hitler s’enferme dans son bunker berlinois, Goering essaie de prendre le pouvoir, ce qui lui vaut une condamnation à mort, suivie d’une grâce et assignation à résidence. Le 30 avril, Hitler l’exclut du parti dans son testament. En vertu de quoi il se rend aux Américains en tant que civil. Ces derniers ne sont cependant pas dupes et le considèrent à sa juste valeur, c’est-à-dire une prise de tout premier plan. C’est d’ailleurs en mai 45 qu’Hermann et Albert se voient une dernière fois, alors qu’ils sont tous les deux prisonniers.
– Comment ça tous les deux ? Ils ont arrêté Albert ?
– Ben, c’est le frère d’un des principaux dignitaires du Troisième Reich. Il a certainement des trucs à se reprocher.
– Mais non enfin…
– Tuh tuh tuh. Hermann et Albert s’étreignent, et l’ex-maréchal du Reich demande à son cadet de prendre soin de sa famille. Lors de son procès à Nuremberg il est pugnace mais finit condamné à mort pour crime de guerre et crime contre l’humanité.
– L’a pas volé.
– Certainement pas. Hermann demande à être exécuté par un peloton, comme un soldat, mais le tribunal lui répond qu’il peut aller se faire pendre, et aller se faire pendre. Il réussit néanmoins à se suicider avec une tablette de cyanure quelques heures avant son exécution.
– Comment il a fait ?
– Le poison lui a été transmis dans un stylo par un jeune soldat américain. Ce dernier s’est fait bananer par deux Allemands, dont semble-t-il une cholie fraulein, qui l’ont convaincu qu’Hermann était malade et avait besoin d’un médicament.
– Ouais bon, il n’a pas été exécuté mais ça revient un peu au même. Et Albert ?
– Les officiers qui l’interrogent sont convaincus qu’il leur joue de la flûte quand il raconte qu’à l’opposé de son frère, il a sauvé des gens. L’un d’entre eux parle même de la plus belle opération de réécriture de l’histoire qu’il connaisse. Ils ne peuvent pas croire que le propre frère de Goering est non seulement innocent, mais a eu un comportement remarquable. Il bénéficie heureusement d’une belle coïncidence.
– Du genre ?
– Albert fournit une liste nominative de 34 Juifs qu’il a directement sauvés. Elle comprend la femme du compositeur autrichien Franz Lehar. Or il se trouve qu’en juillet 1946 il est interrogé par un certain major Victor Parker, qui n’est autre que le propre neveu de Lehar. Il est donc idéalement placé pour procéder à toutes les vérifications nécessaires de première main. Les Américains le libèrent.
– Ouais !
– Et les autorités tchèques l’arrêtent à nouveau.
– Quoi ?!
– Cette fois, ce sont des ouvriers Skoda et membres de la résistance qui témoignent en sa faveur. Il est finalement acquitté et libéré en 1947. Il rentre en Allemagne, mais avec son patronyme, qu’il refuse d’abandonner, il est largement inemployable. Sa femme le quitte et part pour le Pérou avec leur fille. Il ne les reverra pas.
– Mais enfin, c’est pas juste !
– Albert Goering meurt le 20 décembre 66, peu de temps après avoir épousé sa femme de ménage pour qu’elle puisse bénéficier de sa pension à sa mort. Histoire d’être classe jusqu’au bout. Et en parlant de ne pas être juste, le nom d’Albert Goering a été soumis à l’examen du mémorial Yad Vashem en vue d’une reconnaissance comme Juste entre les nations. Parmi ceux qui l’ont proposé, certains n’hésitaient pas à le comparer à un Oskar Schindler.
– Ca se défend.
– Le mémorial ne les a pas suivis. Il conclut qu’il y a des raisons de penser qu’il a eu une attitude positive envers les Juifs, mais pas de preuves directes suffisantes qu’il a pris des risques extraordinaires pour sa vie afin d’en sauver de la déportation ou de la mort. A la limite, on pourrait penser que comme il se savait protégé en dernier recours par son frère, il n’a jamais vraiment risqué sa vie.
-Ouais, enfin quand même…
– Ah mais à titre personnel je ne peux que regretter cette décision. C’est sûr que ça aurait sans doute fait un peu drôle de voir Goering dans la liste des Justes. Faute de mieux, tu peux trouver des articles élogieux sur lui dans la presse israélienne. C’est déjà un peu singulier. Mais mérité.
5 réflexions sur « Caïn et Albert »
Incroyable et passionnant. Drôlement bien raconté également. Mais c’est tellement habituel sur ce blog !
Merci à vous !
Bonjour,
Diablement intéressant !!!
Merci beaucoup